La cuisine de Guillaume Budé –​ II. À la recherche du manuscrit perdu

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Cette chronique expose les principales étapes de l’élaboration d’une édition critique dans la Collection Budé, depuis le choix du texte édité jusqu’à la mise au point définitive. 

Voilà donc choisi le texte avec lequel je veux vivre une aventure de plusieurs années. Mais au fait, débarque-t-on comme cela dans la cuisine de Guillaume Budé ? Cela va sans dire, mais mieux en le disant : on se sera donné au préalable une solide formation, formation générale d’abord, afin d’être en mesure de comprendre et de mettre en perspective le texte qu’on souhaite éditer, formation plus technique ensuite, afin d’aborder la partie « archéologique » du travail sur les manuscrits. Il est parfaitement possible d’articuler cette seconde formation à ses débuts en philologie pratique. Il ne manque pas d’éditeurs qui, après l’agrégation, ont suivi en Master une initiation à la codicologie (science du support manuscrit), à la paléographie (connaissance et déchiffrement des écritures) et à l’ecdotique (méthode de l’édition critique), puis ont réalisé leur première édition sous forme de thèse, quitte à faire grossir telle ou telle partie du travail – souvent l’introduction et/ou le commentaire –, afin d’atteindre le format un peu déraisonnable requis en France pour cet exercice académique. Une telle formule a un avantage : avant d’être contrôlé par le « réviseur » prévu dans les statuts de l’Association Guillaume Budé, ce premier essai sera soumis à l’examen d’un aréopage de spécialistes.

Si la formation générale est fournie par plusieurs universités françaises, la formation spécialisée est l’apanage d’un petit nombre d’institutions de recherche et d’enseignement : à Paris, l’ENS-Ulm accueille pour le latin une formation annuelle assurée par un chercheur de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT : cecile.lanery@irht.cnrs.fr), lequel Institut propose dans ses locaux une offre encore plus diversifiée et spécialisée. Pour le Grec, on trouvera son bonheur à la IVe section de l’EPHE (École Pratique des Hautes Études). À Lyon, l’Institut des Sources chrétiennes, en association avec l’Université Lyon II, organise chaque année depuis 1994 une « semaine ecdotique ». La liste n’est pas close.

Rien ne vaut ces formations à la fois théoriques et pratiques, mais il existe aussi quelques ouvrages indispensables, à lire, à relire et à méditer, avant et pendant le travail proprement dit. Ainsi Les Manuscrits d’Alphonse Dain (Les Belles Lettres 1949, plusieurs rééditions), les ouvrages de Jean Irigoin – le successeur d’Alphonse Dain à l’EPHE – publiés aux Belles Lettres, ou encore le D’Homère à Érasme. La transmission des classiques grecs et latins, de L. D. Reynolds et N. G. Wilson, dans une traduction française de C. Bertrand et avec des compléments fort utiles de P. Petitmengin (CNRS, 1984). Last but not least, les Règles et Recommandations pour les éditions critiques (série grecque) décrivent par le menu les principes méthodologiques et les règles éditoriales en vigueur dans la collection Guillaume Budé.

Il faut aussi fourbir son ordinateur. L’helléniste, par exemple, doit le munir – si ce n’est déjà fait – d’une police de caractères grecs unicode, s’habituer à fréquenter des bases de données en ligne comme le Liddell-Scott-Jones (lexique grec-anglais, beaucoup plus complet que ses homologues français) ou le Thesaurus Linguae Graecae (recueil de la quasi-totalité des textes grecs anciens) qui fourniront des éclaircissements et des parallèles précieux… et puis prendre de bonnes résolutions : tout noter, tout classer sur son ordinateur, sauvegarder obsessionnellement toutes ces données, sous peine de devoir refaire le même travail.

Justement, l’apprenti-philologue a appris au cours de sa formation qu’une recherche commence, en général, par un status quaestionis (en moins chic : « état de la question », dit aussi « état de l’art »), histoire de ne pas inventer la poudre une seconde fois. Il y a des cas très rares où le texte édité vient d’être redécouvert, comme le livre où le médecin Galien de Pergame raconte la perte de ses ouvrages lors de l’incendie de Rome en 192 (Galien, œuvres tome IV, Ne pas se chagriner, édition critique et traduction par Véronique Boudon-Millot, en collaboration avec J. Jouanna et A. Pietrobelli, Les Belles Lettres, Paris, 2010). Mais le plus souvent, on s’attaque à la réédition d’un texte déjà publié dans l’une des grandes collections de classiques étrangères, comme l’allemande Bibliotheca Teubneriana, les anglo-saxonnes Loeb Classical Library et Oxford Classical Texts ou leurs homologues italiens et espagnols.

Cet examen du travail déjà réalisé par des collègues plus ou moins proches dans l’espace et le temps n’est pas si évident qu’il y paraît. Prenons le cas d’un texte qui, comme les traités de rhétorique, comporte de nombreuses citations. L’état de la question est à dresser non seulement sur le texte cadre mais sur tous les textes cités, où la recherche a pu progresser d’une manière ou d’une autre.

L’état de la question prend aussi la forme d’une enquête bibliographique. Les Antiquisants ont la chance de disposer pour cela d’un bon instrument de travail : la revue L’Année Philologique, accessible sur papier et en ligne, qui propose des fiches sur toutes les publications relatives aux auteurs et aux textes anciens.

Ouf, ça y est, me voilà opérationnel, sur le front de taille, comme disent les mineurs. Je sais ce que j’édite, je sais à peu près comment faire et j’ai réuni quasiment tout ce que l’on peut savoir non seulement sur « mon » texte, mais aussi sur « mon » auteur.

Il me faut maintenant repérer les manuscrits dudit texte, avec l’énergie du découvreur et la prudence du sioux. Énergie et prudence, car – même si le nombre de manuscrits grecs conservés n’est pas infini (à peu près 50 000, dont beaucoup postérieurs à l’invention de l’imprimerie, et donc sans intérêt pour l’édition, sauf exception), même si un premier repérage est grandement facilité par la base de données Pinakes dont une dernière version, encore améliorée, a été mise en ligne en mai 2014 – les résultats restent dépendants pour une bonne part de catalogues de manuscrits réalisés à des époques différentes et selon des normes scientifiques hétérogènes. Bien des bibliothèques mettent aujourd’hui en ligne des photographies des manuscrits qu’elles conservent, mais pas de tous. Il faut passer du temps à élaborer des fiches détaillées sur tous les manuscrits en essayant de réunir le plus de renseignements possibles. À ce niveau, l’IRHT représente une ressource précieuse entre toutes, qui fournit des fiches bibliographiques sur un grand nombre de manuscrits de l’Europe entière et de nombreuses reproductions sur divers supports.

À ce stade, l’apprenti-philologue a la satisfaction, bien souvent – les progrès du catalogage et de la codicologie aidant –, de constater que son prédécesseur n’avait pas pu ou su repérer toutes ces sources, et que son travail à lui reposera sur un socle plus complet et plus solide.

P.C.

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