Chroniques anachroniques – Osez l’ignorance : rien de nouveau !

Média :
Image :
Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

En 2006 sortait dans les salles obscures la dystopie Idiocratie. Un Américain moyen, après une hibernation de 500 ans, se réveillait le plus brillant et le plus cultivé dans un monde d’ignorance crasse. Si nos civilisations évoluées nécessitent, par la masse des connaissances qu’elles cumulent, un surcroît de formation, l’ignorance est d’autant plus visible et déplorable, surtout chez la jeunesse…Tacite en faisait déjà l’alarmant constat au Ier siècle de notre ère.

At nunc natus infans delegatur Graeculae alicui ancillae, cui adiungitur unus aut alter ex omnibus seruis, plerumque uilissimus nec cuiquam serio ministerio adcommodatus. Horum fabulis et erroribus  uirides statim et rudes animi imbuuntur ; nec quisquam in tota domo pensi habet, quid coram infante domino aut dicat aut faciat. Quin etiam ipsi parentes non probitati neque modestiae paruulos adsuefaciunt, sed lasciuiae et dicacitati, per quae paulatim impudentia inrepit et sui alienique contemptus. Iam uero propria et peculiaria huius urbis uitia paene in utero matris concipi mihi uidentur, histrionalis fauor et gladiatorum equorumque studia : quibus occupatus et obsessus animus quantulum loci bonis artibus relinquit ? Quotum quemque inuenies qui domi quicquam aliud loquatur ? Quos alios adulescentulorum sermones excipimus, si quando auditoria intrauimus ? Ne praeceptores quidem ullas crebriores cum auditoribus suis fabulas habent ; colligunt enim discipulos non seueritate disciplinae nec ingenii experimento, sed ambitione salutationum et inlecebris adulationis.

Aujourd’hui, au contraire, aussitôt né, l’enfant est abandonné à je ne sais quelle servante grecque, à laquelle on adjoint un ou deux esclaves pris au hasard, généralement sans valeur morale et impropres à tout emploi sérieux. Ce sont leurs contes et leurs superstitions qui imprègnent ces âmes toutes fraîches et neuves, et nul dans toute la maison ne se préoccupe de ce qu’il dit ou fait en présence du jeune maître. Il y a plus : les parents mêmes accoutument leurs enfants, dès le bas âge, non pas à l’honnêteté et à la modestie, mais à la mauvaise tenue et au persiflage, qui ouvrent insensiblement la porte à l’effronterie et au mépris de soi-même et des autres. Même les vices propres et particuliers à Rome me semblent mettre la main sur l’enfant presque dans le sein de la mère, je veux dire le goût du théâtre et la passion pour les combats de gladiateurs et les courses ; quand une âme est ainsi envahie et possédée, quelle place peut-elle bien garder pour les études honorables ? Où trouveras-tu un jeune homme qui parle d’autre chose ? De quels autres sujets les entendons-nous s’entretenir, lorsque nous venons à entrer dans les salles de cours ? Les maîtres mêmes, dans leurs conversations avec leurs auditeurs, n’abordent guère d’autre point ; en effet, ils attirent des disciples non par la sévérité de la discipline ou les preuves de leur talent, mais par l’intrigue des visites et les séductions de la flatterie.

Tacite, Dialogue des orateurs, XXIX,
texte établi par H. Goelzer et traduit par H. Bornecque,
Paris, Les Belles Lettres, 1967

Une étude récente de l’IFOP commandée par les Fondations Reboot et Jean-Jaurès dresse le sombre constat des méfaits de l’internet sur la connaissance. Le lecteur n’est pas amené à une autonomie intellectuelle, pour penser par lui-même, bien pire, notre jeunesse prend pour argent comptant ce qu’elle dit sur la toile. Si l’obscurantisme divers s’est déjà signalé au moment de la crise de la COVID, cette enquête livre des résultats ahurissants sur les 18-24 ans, prêts à croire n’importe quelle billevesée, coquecigrue, contre-vérité qui traînent sur des réseaux sociaux obsessionnels, dont la palme de la nocivité revient à TikTok et Telegram. Ainsi, 30% de leurs utilisateurs pensent que la Terre pourrait être plate ; 50% croient aux esprits ; 26% des non diplômés pensent que les pyramides d’Égypte ont été édifiées par des extra-terrestres ; 20% pensent que les Américains n’ont jamais mis le pied sur la lune contre seulement 6% des seniors ; 1/3 croient à la nocivité du vaccin contre la COVID ; la moitié des utilisatrices de Telegram pensent pouvoir avorter sans souci avec des plantes…Belles régressions ! La mécanique grégaire et la conviction sectaire misent sur la crédulité, l’effet scoop et sur l’ignorance…tant est si bien qu’un rapport sur la désinformation fut remis, l’an dernier, au Président de la République actuel. On confond le scepticisme constructeur (je sais que je ne sais rien) avec l’absence de certitude selon laquelle rien n’est établi. Effrayante crétinisation !

Souvenons-nous du Sapere aude d’Horace (Épîtres, I, 2, 40) repris comme devise des Lumières par Emmanuel Kant dans son essai, Qu’est-ce que les Lumières de 1784. Rappelons-la : « le mouvement des Lumières est la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui… » Car la quête du savoir relève bien d’une décision et d’un certain courage.

Internet ouvre des champs exceptionnels, traversé de quelques ornières.

 

Christelle Laizé et Philippe Guisard

Dans la même chronique

Dernières chroniques