Un classique chez les classics — Des langues anciennes au Nouveau monde

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En Amérique, la modernité ne fait pas table rase des auteurs anciens, elle s’y ressource : après une formation française en lettres classiques, René de Nicolay profite d’une année d’échange à l’université de Princeton pour découvrir l’enseignement de l’Antiquité outre-Atlantique. 

Les Européens ont de la chance : depuis cinq cents ans au moins, ils ont pris conscience du trésor que constituent les pensées grecque et latine, de l’intérêt de les étudier, de l’impérieuse nécessité de les enseigner à l’école et à l’université. Aussi, lorsqu’on évoque la République des lettres classiques, qu’on songe aux grands lieux où brillent la philologie et l’histoire ancienne, on voit spontanément défiler devant ses yeux : la façade de la Sorbonne, les boiseries des collèges oxoniens, les salles feutrées où l’on sert pieusement les Altertumswissenschaften, ou encore les somptueux bâtiments de l’École Normale de Pise. Depuis le temps que nous les pratiquons, les classiques grecs et latins sont devenus nos familiers ; et nous nous plaisons à nous considérer comme leurs descendants légitimes. Mais alors, quelle idée de partir pour les États-Unis, lorsqu’on a soif de les connaître mieux ? 

La question paraît frappée au coin du bon sens, et pourtant je m’emploie, depuis quelques mois, à remettre en cause ses sous-entendus. Après trois ans de scolarité à l’École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, et un master de lettres classiques, j’ai la chance de partir une année étudier à l’université de Princeton (dans le New Jersey, à un peu moins de cent kilomètres au sud de New York), au titre d’un échange entre les deux établissements. Si mon intérêt pour l’Antiquité est large, mon travail se concentrera sur ce qui me passionne le plus, les catégories politiques, morales et sociales des Romains à la fin de la République. J’étudierai plus précisément divers aspects de la philosophie politique de Cicéron, auprès d’un professeur du département de Sciences politiques, tout en suivant des cours, sur des sujets variés, au département de Classics

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L’East Pyne Building, où est situé le département de Classics de Princeton

Quantité d’universités américaines sont dotées, au niveau undergraduate (les quatre premières années d’étude, qui aboutissent au bachelor) comme graduate (master et doctorat), de tels départements, qui joignent le plus souvent l’enseignement des lettres, de l’histoire et de la philosophie anciennes. La tradition des études classiques est déjà bien ancrée outre-Atlantique : dès 1869, impressionnés par le vaste mouvement qui secoue les études anciennes en Europe (notamment en Allemagne), les philologues américains se réunirent à New York pour fonder l’American Philological Association. D’abord ouverte à toutes les langues de l’Antiquité, ainsi qu’à l'anglais, l'organisme se concentra peu à peu sur le grec et le latin. Depuis lors, elle encourage leur apprentissage à tous les niveaux scolaires et universitaires, et fournit aux chercheurs de la discipline un forum où échanger leurs points de vue. Devenue depuis 2013 la Society for Classical Studies, elle constitue plus que jamais le pilier des études classiques américaines. Ses rencontres de janvier sont l'occasion de conférences, d'entretiens de recrutement, de représentations théâtrales, qui font battre pour un an le cœur de la philologie outre-Atlantique. 

Le monde des Classics n'a jamais cessé d'être ouvert à la recherche européenne, et pour cause : jusqu'à la Seconde guerre mondiale au moins, c'était le Vieux continent, Allemagne en tête, qui se trouvait à la pointe de ces études. Attirant des universitaires étrangers dès le début du XXe siècle, l'Amérique accueillit une vague importante d'entre eux à partir des années 1930, lorsque les persécutions et la censure nazies forcèrent un certain nombre d'entre eux à l'émigration. Depuis lors, le pays compte parmi les grands de la discipline, et la liste serait trop longue de tous les noms illustres qui enseignèrent et enseignent, toutes nationalités confondues, dans ses universités. 

Les atouts des Classics américains sont précisément ce qui m'a poussé à partir : ils sont généralement crédités d'une profonde ouverture à la pluridisciplinarité, et d'une grande efficacité dans les méthodes d'enseignement (avec listes de lectures d'une semaine sur l'autre, le cours étant consacré à une discussion portant sur elles, comme souvent dans le monde anglo-saxon). La formation dispensée par les départements d'études classiques doit fournir à l'élève une connaissance générale de la discipline, pour lui permettre d'aborder toute question ou toute période de l'Antiquité avec les outils adéquats. Ainsi les doctorats (PhD) en Classics comportent-ils généralement une première séquence de trois ans, lors desquels l'élève suit des cours et réalise les lectures que le département impose (tantôt dans le texte, tantôt en traduction). Ce n'est que dans un second temps que le doctorant passe à la rédaction de sa thèse, souvent plus courte que les canons européens. 

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La Firestone Library, principale bibliothèque de l'université 

Il m'était difficile de résister à de tels attraits, d'autant qu'un séjour d'études aux Etats-Unis n'est plus un saut dans l'inconnu : où qu'on se trouve, la recherche est mondiale, et il n'est guère de bibliographie de thèse française qui ne comporte un fort contingent d'auteurs américains. Les livres et articles publiés outre-Atlantique circulent, sinon dans les bibliothèques, du moins sur internet, où bon nombre d'entre eux sont numérisés. Je sais disposer à Princeton, dont la Firestone Library est l'une des plus belles bibliothèques du monde, de tous les outils nécessaires à mon travail : même si j'avoue une préférence pour les éditions Budé des auteurs classiques, plus complètes que leurs homologues américains de la collection Loeb, je sais que je les trouverai toutes là-bas, avec en sus l'accès immédiat aux éditions allemandes, italiennes, etc. Il est loin le temps où, au moment de partir pour le front de la Marne, Joseph Vendryes ne trouvait à emporter qu'une édition critique d'Homère, qui plus est en allemand : aujourd'hui, où qu'on se situe, l'accès à la littérature classique, aux oeuvres anciennes comme aux œuvres de recherche, est plus facile que jamais. Pour les lecteurs et les chercheurs du monde entier, c'est l'occasion de constituer un réseau de contacts et d'échanges aussi large que fructueux. 

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Une des joies du campus : les écureuils qui s'y ébattent.

Ici, l'un d'entre eux vu de ma chambre au Graduate College 

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