
L’été est là, et avec lui la possibilité du départ, du chemin à suivre, de l’horizon à rejoindre. Pour accompagner la saison, La Vie des Classiques vous propose une série de textes antiques autour du voyage, réel ou imaginaire, terrestre ou spirituel, tantôt éprouvant, tantôt initiatique. Des errances d’Io aux haltes d’Horace, de la quête du Nil racontée par Hérodote aux traversées d’Apollonios de Rhodes, en passant par les lettres de Jérôme et de Sidoine Apollinaire, ces extraits choisis vous feront parcourir le monde antique au rythme de celles et ceux qui l’ont foulé, rêvé ou fui. Chaque semaine, un ou deux auteur(s), des textes, cinq étapes. Bonnes pérégrinations !
À l’été 467, Sidoine Apollinaire (430-486) quitte Lyon pour rejoindre Rome. Il a été chargé par les notables auvergnats de présenter leurs doléances au nouvel empereur Anthémius. Dans la lettre à son ami Hérénius que nous vous proposons de lire cette semaine, il retrace avec esprit son voyage terrestre et fluvial, entre haltes officielles, paysages célèbres et épisodes plus inattendus.
Après avoir traversé les Alpes, Sidoine embarque à Pavie et se laisse porter par les rivières du Nord de l’Italie. Il observe les arbres, les oiseaux, les villes qui défilent… jusqu’à Ravenne, cité aquatique aux canaux peu engageants.
3. Fluuiorum quoque, si qui non nauigabiles, uada commoda uel certe peruii pontes, quos antiquitas a fundamentis ad usque aggerem calcabili silice crustatum crypticis arcubus fornicauit. Ticini cursoriam (sic nauigio nomen) escendi, qua in Eridanum breui delatus cantatas saepe comissaliter nobis Phaethontiadas et commenticias arborei metalli lacrimas risi. 4. Uluosum Lambrum, caerulum Adduam, uelocem Athesim, pigrum Mincium, qui Ligusticis Euganeisque montibus oriebantur, paulum per ostia aduersa subuectus in suis etiam gurgitibus inspexi ; quorum ripae torique passim quernis acer-nisque nemoribus uestiebantur. Hic auium resonans dulce concentus, quibus nunc in concauis harundinibus, nunc quoque in iuncis pungentibus, nunc et in scirpis enodibus nidorum strues imposita nutabat ; quae cuncta uirgulta tumultuatim super amnicos margines soli bibuli suco fota fruticauerant. 5. Atque obiter Cremonam praeuectus adueni, cuius est olim Tityro Mantuano largum suspirata proximitas. Brixillum dein oppidum, dum succedenti Aemiliano nautae decedit Venetus remex, tantum ut exiremus intrauimus, Rauennam paulo post cursu dexteriore subeuntes; quo loci ueterem ciuitatem nouumque portum media uia Caesaris ambigas utrum conectat an separet. Insuper oppidum duplex pars interluit Padi, cetera pars alluit ; qui ab alueo principali molium publicarum discerptus obiectu et per easdem deriuatis tramitibus exhaustus sic diuidua fluenta partitur, ut praebeant moenibus circumfusa praesidium, infusa commercium. 6. Hic cum peropportuna cuncta mercatui ; tum praecipue quod esui competeret, deferebatur ; nisi quod, cum sese hinc salsum portis pelagus impingeret, hinc cloacali pulte fossarum discursu lintrium uentilata ipse lentati languidus lapsus umoris nauticis cuspidibus foraminato fundi glutino sordidaretur, in medio undarum sitiebamus, quia nusquam uel aquaeductuum liquor integer uel cisterna defaecabilis uel fons inriguus uel puteus inlimis.
Quant aux cours d’eau qui n’étaient pas navigables, ils présentaient eux aussi des gués commodes ou du moins des ponts praticables que les Anciens ont construits sur des arches en forme de berceaux s’élevant depuis les fondations jusqu’à la chaussée, qu’un revêtement de cailloux a rendue carrossable. À Pavie, j’embarquai sur le « courrier » (ainsi appelle-t-on ce bateau) ; il m’eut bientôt conduit jusqu’au Pô où je plaisantai sur les sœurs de Phaéton souvent chantées par nous durant nos fêtes et sur les larmes d’ambre secrétées par des arbres, qu’imagina la fable. Le Lambro marécageux, l’Adda azurée, le rapide Adige, le paresseux Mincio, qui prennent leur source dans les monts liguriens et euganéens, je les ai vus dans leur cours même, ayant un peu remonté le courant à partir du confluent : leurs rives et leurs berges sont partout revêtues de bois de chênes et d’érables. On y entend résonner le doux concert des oiseaux, dont les nids se balançaient construits tantôt sur des roseaux creux, tantôt sur des joncs piquants, tantôt même sur des scirpes flexibles ; car toute cette végétation, nourrie par l’humidité d’un sol spongieux, prospérait pêle-mêle sur le bord de ces rivières. Poursuivant ma route, j’arrivai à Crémone dont le voisinage fit autrefois soupirer abondamment le Tityre de Mantoue. Puis nous entrâmes dans la ville de Brescello, mais pour en sortir aussitôt, juste le temps pour nos rameurs vénitiens de céder la place aux matelots émiliens qui leur succédaient et peu après, prenant le cours de droite, nous arrivions à Ravenne. Là, on ne saurait dire de la Voie impériale qui se trouve entre la vieille ville et le nouveau port, si elle les unit ou les sépare. En outre la cité elle-même est coupée en deux par un bras du Pô, tandis que le reste de ses eaux la baigne : le fleuve en effet, fragmenté, dans son lit principal, par le barrage de digues publiques, et réparti entre des canaux de dérivation qui partent de ces mêmes digues, fait un si judicieux partage de ses flots séparés qu’en entourant la ville ils fournissent une protection aux remparts, en y pénétrant, ils lui apportent le commerce. Toutes les conditions les plus favorables au négoce y sont réunies mais c’est surtout ce qui intéresse la nourriture que nous y vîmes débarquer. Un inconvénient cependant : comme d’un côté les vagues salées de la mer viennent battre les portes et que d’autre part les déjections des égouts sont remuées dans les canaux par le va-et-vient des barques, tandis que le cours paresseux de l’eau ralentie est lui aussi souillé par la vase gluante du fond que trouent les perches des bateliers, nous avions soif au milieu des ondes, car on ne trouve nulle part ni eau pure des aqueducs ni citerne facile à nettoyer ni source vive ni puits limpide.
Sidoine Apollinaire, Correspondance, I, 5, 3-6,
texte établi et traduit par André Loyen,
« C.U.F. – série latine », Les Belles Lettres, 1970 (2023)