
L’été est là, et avec lui la possibilité du départ, du chemin à suivre, de l’horizon à rejoindre. Pour accompagner la saison, La Vie des Classiques vous propose une série de textes antiques autour du voyage, réel ou imaginaire, terrestre ou spirituel, tantôt éprouvant, tantôt initiatique. Des errances d’Io aux haltes d’Horace, de la quête du Nil racontée par Hérodote aux traversées d’Apollonios de Rhodes, en passant par les lettres de Jérôme et de Sidoine Apollinaire, ces extraits choisis vous feront parcourir le monde antique au rythme de celles et ceux qui l’ont foulé, rêvé ou fui. Chaque semaine, un ou deux auteur(s), des textes, cinq étapes. Bonnes pérégrinations !
Dans sa Lettre CVIII, rédigée peu après la mort de Paule, Jérôme (v. 345-420) rend hommage à cette aristocrate romaine convertie au christianisme, qui quitta tout pour parcourir les lieux saints et finir sa vie à Bethléem. À la fois oraison funèbre et récit de pèlerinage, le lettre de cette semaine trace le portrait d’une femme audacieuse, passionnée et infatigable, dont la ferveur transforme chaque étape de son voyage en acte de foi. Jérusalem, Nazareth, les déserts d’Égypte ou les grottes des prophètes : à travers ces lignes, c’est tout un monde biblique qui reprend vie sous la plume de l’un des penseurs les plus influents de la chrétienté.
De Chypre à Antioche, en passant par la Lycie et la Phénicie, Paule multiplie les haltes, les visites aux monastères, les rencontres…
Sulcabat interim nauis mare, et cunctis qui cum ea uehebantur littora respicientibus, ipsa auersos tenebat oculos, ne uideret quos sine tormento uidere non poterat. Fateor, nulla sic amauit filios, quibus antequam proficisceretur : cuncta largita est : exhaeredans se in terra, et haereditatem inueniret in coelo.
7. Delata ad insulam Pontiam, quam clarissimae quondam feminarum sub Domitiano Principe pro confessione nominis Christiani, Flauiae Domitillae nobilitauit exilium ; uidensque cellulas in quibus illa longum martyrium duxerat sumptis fidei alis, Ierosolymam et sancta Loca uidere cupiebat. Tardi erant uenti, et omnis pigra uelocitas. Inter Scyllam et Charybdim Adriatico se credens pelago, quasi per stagnum uenit Methonen, ibique refocillato paululum corpusculo. « Et sale tabentes artus in littore ponens », per Maleam et Cytheram « sparsasque per aequor Cycladas et crebris … freta concita terris » ; post Rhodum et Lyciam, tandem uidit Cyprum, ubi sancti et uenerabilis Epiphanii pedibus prouoluta, decem ab eo diebus retenta est: non in refectionem, ut ille arbitrabatur, sed in opus Dei, ut rebus probatum est. Nam omnia illius regionis lustrans monasteria, prout habere poterat, refrigeria sumptuum fratribus dereliquit, quos amor sancti uiri de toto illuc orbe conduxerat. Inde breui cursu transfretauit Seleuciam, de qua ascendens Antiochiam sancti confessoris Paulini modicum caritate detenta, media hyeme, calente ardore fidei, femina nobilis, quae prius eunuchorum manibus portabatur, asello sedens profecta est.
Le navire, pendant ce temps, fendait les flots ; tandis que ceux qui faisaient route avec elle regardaient s’éloigner le rivage, elle détournait obstinément les yeux, pour ne pas voir ceux qu’elle ne pouvait voir sans souffrir. Et pourtant, je le confesse : nulle mère, autant qu’elle, n’aima ses enfants, puisqu’avant son départ elle leur fit cadeau de toute sa fortune, se déshéritant elle-même sur terre, pour trouver un héritage dans le ciel.
7. Entraînée vers les îles Pontiennes qu’ennoblit jadis l’exil de Flavia Domitilla, la plus illustre des femmes, sous le règne de Domitien, pour avoir confessé la religion chrétienne, et voyant les cellules où elle avait enduré son long martyre, elle souhaitait déployer ses ailes, pour aller voir Jérusalem et les Saints Lieux. Les vents, à son gré, soufflaient trop lentement ; toute vitesse lui semblait paresseuse. Ayant passé entre Charybde et Scylla, elle se confia à l’Adriatique. Par mer d’huile, elle arriva à Méthone ; elle y restaura un peu son pauvre corps. Puis, « ayant reposé sur le rivage ses membres ruisselants de sel », elle se lança entre le cap Malée et Cythère « parmi les Cyclades, éparses sur la plaine liquide, et ces détroits, aux flots agités par des îles nombreuses ». Après Rhodes et la Lycie, elle vit enfin Chypre. Là, elle se jeta aux genoux du saint et vénérable Épiphane. Il la retint dix jours, non pour la reposer – comme il le pensait – mais pour travailler à l’œuvre de Dieu, comme le prouva la réalité. En effet, parcourant tous les monastères de ce pays, elle laissa, pour les soulager, les ressources dont elle pouvait disposer, aux frères que l’amour du saint homme avait rassemblés du monde entier dans cette île. De là, en une brève course, elle traversa la mer jusqu’à Séleucie, d’où, montant à Antioche, après avoir été peu de temps retenue par l’affection du saint confesseur Paulin, en plein hiver, réchauffée par l’ardeur de sa foi, la noble femme, qui jadis se faisait porter en litière par les eunuques, partit en selle sur un petit âne.
Jérôme (Saint), Correspondance, CVIII, 6-7,
texte établi et traduit par Jérôme Labourt,
« C.U.F. – série latine », Les Belles Lettres, 1955 (2002)