En voyage avec Jérôme (Jour 1)

28 juillet 2025
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Image : En voyage avec Jérôme
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L’été est là, et avec lui la possibilité du départ, du chemin à suivre, de l’horizon à rejoindre. Pour accompagner la saison, La Vie des Classiques vous propose une série de textes antiques autour du voyage, réel ou imaginaire, terrestre ou spirituel, tantôt éprouvant, tantôt initiatique. Des errances d’Io aux haltes d’Horace, de la quête du Nil racontée par Hérodote aux traversées d’Apollonios de Rhodes, en passant par les lettres de Jérôme et de Sidoine Apollinaire, ces extraits choisis vous feront parcourir le monde antique au rythme de celles et ceux qui l’ont foulé, rêvé ou fui. Chaque semaine, un ou deux auteur(s), des textes, cinq étapes. Bonnes pérégrinations !

Dans sa Lettre CVIII, rédigée peu après la mort de Paule, Jérôme (v. 345-420) rend hommage à cette aristocrate romaine convertie au christianisme, qui quitta tout pour parcourir les lieux saints et finir sa vie à Bethléem. À la fois oraison funèbre et récit de pèlerinage, le lettre de cette semaine trace le portrait d’une femme audacieuse, passionnée et infatigable, dont la ferveur transforme chaque étape de son voyage en acte de foi. Jérusalem, Nazareth, les déserts d’Égypte ou les grottes des prophètes : à travers ces lignes, c’est tout un monde biblique qui reprend vie sous la plume de l’un des penseurs les plus influents de la chrétienté.

 

Paule s’arrache à Rome, à ses enfants, à ses richesses. Au port, elle détourne les yeux du rivage et embarque avec Eustochium pour un autre monde : cap sur l’Orient !

6. Nec diu potuit excelsi apud saeculum generis, et nobilissimae familiae uisitationes et frequentiam sustinere. Moerebat honore suo, et ora laudantium declinare, ac fugere festinabat.

Cumque Orientis et Occidentis episcopos ob quasdam ecclesiarum dissensiones Romam imperiales litterae contraxissent, uidit admirabiles uiros, Christique pontifices, Paulinum Antiochenae urbis episcopum, et Epiphanium Salaminae Cypri, quae nunc Constantia dicitur ; quorum Epiphanium etiam hospitem habuit : Paulinum in aliena manentem domo, quasi proprium, humanitate possedit. Quorum accensa uirtutibus, per momenta patriam deserere cogitabat. Non domus, non liberorum, non familiae, non possessionum, non alicuius rei, quae ad saeculum pertinet, memor, sola (si dici potest) et incomitata, ad eremum Antoniorum atque Paulorum pergere gestiebat.

Tandemque exacta hyeme, aperto mari, redeuntibus ad ecclesias suas episcopis, et ipsa uoto cum eis ac desiderio nauigauit. Quid ultra differo? Descendit ad portum, fratre, cognatis, affinibus, et quod his maius est, liberis prosequentibus, et clementissimam matrem pietate uincere cupientibus. Jam carbasa tendebantur, et remorum ductu nauis in altum protrahebatur. Paruus Toxotius supplices manus tendebat in littore. Ruffina iam nubilis, ut suas exspectaret nuptias, tacens fletibus obsecrabat. Et tamen illa siccos tendebat ad coelum oculos, pietatem in filios, pietate in Deum superans. Nesciebat se matrem, ut Christi probaret ancillam. Torquebantur uiscera, et quasi a suis membris distraheretur, cum dolore pugnabat: in eo cunctis admirabilior, quod magnam uinceret caritatem. Inter hostium manus et captiuitatis duram necessitatem nihil crudelius est, quam parentes a liberis separari. Hoc contra iura naturae plena fides patiebatur, imo gaudens animus appetebat: et amorem filiorum maiore in Deum amore contemnens, in sola Eustochio, quae et propositi et nauigationis eius comes erat, acquiescebat.

6. Son rang élevé dans le monde et sa très noble famille lui valaient visites et fréquentations ; elle ne put longtemps les supporter. Ses honneurs la peinaient ; elle se hâtait d’esquiver la vue de ceux qui la louaient, et s’y dérobait.

Comme des évêques de l’Orient et de l’Occident, à propos de certaines dissensions survenues dans les églises, avaient été convoqués à Rome par des lettres impériales, elle vit ces hommes admirables et pontifes du Christ : Paulin, évêque de la ville d’Antioche, et Épiphane, évêque de Salamine en Chypre, qu’on appelle à présent Constantia. Elle donna même l’hospitalité à Épiphane ; Paulin demeura dans une autre maison, mais, grâce à sa bonté, il fut aussi traité comme son hôte personnel. Enflammée par leurs vertus, par moments elle pensait à abandonner sa patrie. Oublieuse de son palais, de ses enfants, de sa domesticité, de ses domaines, de tout ce qui se rapporte au monde, elle brûlait de se diriger seule – si l’on peut dire – et sans suite, vers le désert des Antoine et des Paul.

Quand, enfin, l’hiver fut passé, et que, la mer ouverte à la navigation, les évêques regagnèrent leurs églises, elle-même, par ses souhaits et ses désirs, naviguait avec eux. Pourquoi différé-je plus longtemps de le dire ? Elle descendit au port ; son frère, ses parents, ses alliés et – ce qui est plus important encore – ses enfants l’escortaient. Déjà les voiles se gonflaient, et, guidé par les rames, le navire était entraîné vers le large ; sur le rivage, le petit Toxotius tendait ses mains suppliantes, Rufina, déjà nubile, l’adjurait, par ses pleurs silencieux, d’attendre son mariage ; cependant, elle tournait vers le ciel des yeux sans larmes, vainquant son amour pour ses enfants par son amour pour Dieu. Elle ne connaissait plus la mère, pour se montrer la servante du Christ. Ses entrailles étaient torturées, ses membres étaient, pour ainsi dire, disloqués ; elle luttait contre sa douleur, d’autant plus admirable en tout cela qu’elle surmontait un grand amour. Aux mains des ennemis et sous la dure contrainte de la captivité, rien n’est plus cruel que la séparation des parents d’avec leurs enfants ; contre les lois de la nature sa foi absolue endurait ce supplice ; que dis-je ? son âme joyeuse le désirait ; sans tenir compte de l’amour de ses enfants à cause d’un amour de Dieu plus intense, elle se reposait sur la seule Eustochium, compagne de son dessein et de son voyage.

 

Jérôme (Saint), Correspondance, CVIII, 6,
texte établi et traduit par Jérôme Labourt,
« C.U.F. – série latine », Les Belles Lettres, 1955 (2002)