En voyage avec Apollonios de Rhodes (Jour 1)

4 août 2025
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Image : En voyage avec Apollonios de Rhodes & Simonide de Céos
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L’été est là, et avec lui la possibilité du départ, du chemin à suivre, de l’horizon à rejoindre. Pour accompagner la saison, La Vie des Classiques vous propose une série de textes antiques autour du voyage, réel ou imaginaire, terrestre ou spirituel, tantôt éprouvant, tantôt initiatique. Des errances d’Io aux haltes d’Horace, de la quête du Nil racontée par Hérodote aux traversées d’Apollonios de Rhodes, en passant par les lettres de Jérôme et de Sidoine Apollinaire, ces extraits choisis vous feront parcourir le monde antique au rythme de celles et ceux qui l’ont foulé, rêvé ou fui. Chaque semaine, un ou deux auteur(s), des textes, cinq étapes. Bonnes pérégrinations !

Cette semaine, place à la poésie ! Dans les passages que nous vous proposons de lire, Apollonios de Rhodes (IIIᵉ siècle av. n. è.) fait vivre à Jason et aux Argonautes des traversées épiques, entre roches mouvantes et jardins fabuleux. Simonide de Céos (VIᵉ siècle av. n. è.) donne quant à lui la parole à Danaé, dérivant sur la Méditerranée avec son fils Persée. Entre épopée et plainte, la mer livre ses secrets.

 

Le voyage des Argonautes prend une tournure vertigineuse : pour franchir le détroit menant au Pont-Euxin, les héros doivent défier un danger surnaturel. Les Roches Kyanées s’entrechoquent à intervalles imprévisibles, broyant tout navire imprudent. Un test décisif les attend : une colombe lancée en éclaireur suffira-t-elle à rassurer l’équipage ?

Ὡς δ’ ὅτε τις πάτρηθεν ἀλώμενος – οἷά τε πολλά
πλαζόμεθ’ ἄνθρωποι τετληότες, οὐδέ τις αἴα
τηλουρός, πᾶσαι δὲ κατόψιοί εἰσι κέλευθοι –,
σφωιτέρους δ’ ἐνόησε δόμους, ἄμυδις δὲ κέλευθος
ὑγρή τε τραφερή τ’ ἰνδάλλεται, ἄλλοτε δ’ ἄλλη
ὀξέα πορφύρων ἐπιμαίνεται ὀφθαλμοῖσιν·
ὣς ἄρα καρπαλίμως κούρη Διὸς αἰξάσα
θῆκεν ἐπ’ Ἀξείνοιο πόδας Θυνίδος ἀκτῆς.

Οἱ δ’ ὅτε δὴ σκολιὸν πόρου στεινωπὸν ἴκοντο
τρηχείῃς σπιλάδεσσιν ἐεργμένον ἀμφοτέρωθεν,
δινήεις δ’ ὑπένερθεν ἀνακλύζεσκεν ἰοῦσαν
νῆα ῥόος, πολλὸν δὲ φόϐῳ προτέρωσε νέοντο,
ἤδη δέ σφισι δοῦπος ἀρασσομένων πετράων
νωλεμὲς οὔατ’ ἔϐαλλε, βόων δ’ ἁλιμυρέες ἀκταί·
δὴ τότ’ ἔπειθ’ ὁ μὲν ὦρτο πελειάδα χειρὶ μεμαρπώς
Εὔφημος πρῴρης ἐπιϐήμεναι, οἱ δ’ ὑπ’ ἀνωγῇ
Τίφυος Ἁγνιάδαο θελήμονα ποιήσαντο
εἰρεσίην, ἵν’ ἔπειτα διὲκ πέτρας ἐλάσειαν
κάρτεϊ ᾧ πίσυνοι. Τὰς δ’ αὐτίκα λοίσθιον ἄλλων
οἰγομένας ἀγκῶνα περιγνάμψαντες ἴδοντο·
σὺν δέ σφιν χύτο θυμός. Ὁ δ’ ἀίξαι πτερύγεσσιν
Εὔφημος προέηκε πελειάδα, τοὶ δ’ ἅμα πάντες
ἤειραν κεφαλὰς ἐσορώμενοι· ἡ δὲ δι’ αὐτῶν
ἔπτατο. Ταὶ δ’ ἄμυδις πάλιν ἀντίαι ἀλλήλῃσιν
ἄμφω ὁμοῦ ξυνιοῦσαι ἐπέκτυπον. Ὦρτο δὲ πολλή
ἅλμη ἀναϐρασθεῖσα, νέφος ὥς· αὖε δὲ πόντος
σμερδαλέον· πάντῃ δὲ περὶ μέγας ἔϐρεμεν αἰθήρ·
Κοῖλαι δὲ σπήλυγγες ὑπὸ σπιλάδας τρηχείας
κλυζούσης ἁλὸς ἔνδον ἐϐόμϐεον, ὑψόθι δ’ ὄχθης
λευκὴ καχλάζοντος ἀνέπτυε κύματος ἄχνη.
Νῆα δ’ ἔπειτα πέριξ εἴλει ῥόος. Ἄκρα δ’ ἔκοψαν
οὐραῖα πτερὰ ταί γε πελειάδος· ἡ δ’ ἀπόρουσεν
ἀσκηθής, ἐρέται δὲ μέγ’ ἴαχον.

Quand un homme court le monde loin de sa patrie – nous autres hommes, il nous arrive souvent d’errer dans nos malheurs ; il n’est alors pas de terre trop lointaine et toutes les routes s’offrent à notre vue –, l’exilé voit dans son esprit sa propre maison ; la route de mer et celle de terre se montrent à lui simultanément et, dans la rapidité de ses pensées, il suit des yeux tantôt l’une, tantôt l’autre. Aussi prompte que lui, la fille de Zeus s’élança et mit le pied sur la côte thynéide de l’Axin.

Quand les héros furent arrivés dans le goulet du passage tortueux, resserré des deux côtés par d’âpres écueils, comme le courant tourbillonnant déferlait sous le navire en sens inverse de sa marche, tandis que, pleins d’effroi, ils forçaient l’allure et que déjà le fracas des roches qui se heurtaient violemment frappait leurs oreilles et faisait mugir les falaises battues par les flots, alors Euphémos se leva, tenant la colombe dans sa main, pour monter sur la proue ; les autres, sur l’ordre de l’Hagniade Tiphys, ralentirent la cadence, afin de pouvoir ensuite lancer le navire à travers les roches, confiants dans leur force. Soudain, lorsqu’ils eurent doublé le dernier coude du détroit, ils aperçurent les roches qui s’ouvraient : tous les cœurs furent bouleversés. Euphémos lâcha la colombe pour qu’elle prît son essor : tous à la fois levèrent la tête pour regarder, quand elle s’envola entre les roches. Celles-ci, revenant toutes deux l’une vers l’autre, se réunirent avec fracas. Une grande gerbe d’eau bouillonnante s’éleva comme un nuage ; la mer grondait terriblement et, tout à l’entour, les espaces de l’éther retentissaient. Les grottes creuses mugissaient, quand l’eau s’y engouffrait au pied des âpres écueils, et le flot en déferlant vomissait une blanche écume jusqu’en haut des falaises. Alors le courant prenait le navire dans son tourbillon. Les roches coupèrent le bout des plumes de la queue de la colombe ; mais celle-ci s’échappa sans dommage et les rameurs s’exclamèrent de joie.

Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, II, 541-573
texte établi par Francis Vian et traduit par Émile Delage,
« C.U.F. – série grecque », Les Belles Lettres, 1974 (2009)