Anthologie – Carpe diem ! (Charles Senard)

30 août 2022
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Image : Couverture de Carpe diem
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Prologue

Comment être heureux? Question d’enfant, question philosophique dont l’urgence s’estompe avec le temps, au gré des découvertes, des déconvenues auxquelles la vie nous confronte.
Face à l’épreuve collective, le stoïcisme, tel en particulier que l’ont incarné Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, semble de prime abord la philosophie la plus pertinente*, la plus à même de nous fournir aujourd’hui – même si elle s’est développée dans un contexte politique, social et culturel très différent du nôtre – des munitions intellectuelles pour préserver notre bonheur. Une source d’inspiration qui nous aide à mieux vivre, en convertissant notre regard sur nous-mêmes et sur les autres, en nous fournissant des techniques de maîtrise de soi.
Il m’est cependant, peu à peu, apparu qu’il convenait non seulement d’endurer au mieux les difficultés, en faisant preuve de cette discipline promue par les grands stoïciens ; mais aussi de préserver intacte notre capacité à jouir pleinement de l’existence et de ses plaisirs.Telle cette détente immédiate et savoureuse que procure une première gorgée de (bon) vin, le soir, après une longue journée. Or, il est un autre système philosophique antique, qui réconcilie de façon plus nuancée, plus fine peut- être, ce que nous aurions tendance à opposer strictement : la discipline et l’effort d’une part ; le plaisir de l’autre. Un système qui prône, pour atteindre le bonheur, une forme d’ascèse qui n’empêche pas l’épanouissement d’une certaine sensualité: c’est l’épicurisme.

En 307/306 av. J.-C., Épicure, citoyen athénien natif de l’île de Samos, âgé de trente-quatre ans, fonde à Athènes une nouvelle école philosophique – une communauté faiblement hiérarchisée soudée autour d’un maître, financée par les dons des disciples. Il l’installe dans un jardin (qui donna son surnom à l’école : le Jardin) situé à l’extérieur de la ville, non loin de l’Académie platonicienne, ainsi que dans une maison du quartier de Mélitè qu’il légua plus tard par testament à ses disciples. Son école s’imposa bientôt comme l’une des plus grandes écoles philosophiques athéniennes.

À la différence des autres philosophes (platoniciens, aristotéliciens et stoïciens), Épicure veillait à exposer sa doctrine dans un langage clair et simple, accessible à tous, proche de la langue parlée, sans jargon philosophique. Il condamnait la culture scolaire (paideia) de son temps, fondée sur l’étude des textes littéraires et poétiques en particulier, qu’il jugeait incapable de répondre à ses interrogations fondamentales, et consister en un ensemble de chimères dont il fallait absolument se détacher pour parvenir à la philosophie :

L’étude de la nature ne produit pas des prétentieux, ni des maîtres de la parole, ni des bonimenteurs venant afficher une culture et des manières admirées de la foule, elle produit des hommes fiers, qui se suffisent à eux-mêmes, et ne doivent d’être ce qu’ils sont qu’à leurs biens propres, sans se gonfler d’orgueil pour des raisons qu’ils ne doivent qu’aux circonstances.

Épicure, Sentences vaticanes, 45

Les principaux textes de sa composition qui subsistent aujourd’hui nous ont été conservés dans le dixième tome des Vies et doctrines des philosophes illustres, un ouvrage d’un historien du IIIe siècle ap. J.-C. dont nous ne savons à peu près rien, Diogène Laërce. Il s’agit pour l’essentiel de trois lettres qu’Épicure avait adressées à trois de ses disciples. La première, la Lettre à Hérodote, est consacrée aux questions de physique, c’est-à-dire de connaissance de la nature, laquelle joue un rôle primordial dans la doctrine épicurienne (nous savons que le principal ouvrage d’Épicure, dont nous n’avons aujourd’hui que des fragments, portait précisément sur la physique et s’intitulait La Nature) ; la seconde, la Lettre à Pythoclès, s’intéresse aux phénomènes célestes; la troisième, la Lettre à Ménécée, concerne les problèmes éthiques ; suit, enfin, un recueil de quarante Maximes capitales, sentences brèves provenant sans doute d’ouvrages perdus d’Épicure et de ses premiers disciples.

Les quatre premières de ces maximes, que les épicuriens qualifiaient de «quadruple remède» (tetrapharmakos), synthétisent ce qui est au cœur de la philosophie épicurienne, la recherche de la sécurité : libérer l’homme des soucis, de la crainte de la mort, lui apprendre ce qu’est le véritable plaisir, lui permettre de vaincre la mort. Il s’agit d’aider chacun à atteindre l’absence de trouble (ataraxie) ainsi que l’absence de douleur physique (aponie), qui sont les deux conditions du bonheur. Épicure mourut très âgé, en 271 av. J.-C. Son école perdura en tant qu’institution pendant six siècles, jusqu’au IIIe siècle ap. J.-C., et devint très populaire à Rome. L’épicurisme fut néanmoins dès l’origine critiqué férocement et caricaturé par les autres écoles philo- sophiques, puis par les apologistes et théologiens chrétiens : distinguons bien, d’emblée, entre Épicure et sa philosophie d’une part, et la figure caricaturale de l’épicurien hédoniste, débauché et jouisseur (alors qu’Épicure prônait une ascèse rigoureuse), immoral (alors qu’Épicure recommandait la pratique de vertus morales comme la justice, le courage ou l’amitié), athée (alors qu’il croyait en l’existence des dieux) ou même hérétique (alors qu’il vécut quatre siècles avant la naissance du Christ).

Cher lecteur, tu as devant les yeux, entre les mains, l’ouvrage d’un jeune papa, amateur de poésie (amoureuse en particulier) et latiniste, non celui d’un vieux philosophe féru d’abstraction. Je me suis tourné vers l’épicurisme romain, dont les principaux représentants présentent la caractéristique d’être des poètes – de grands poètes. Le premier nom qui me vint à l’esprit fut celui d’Horace, Quintus Horatius Flaccus (65-8 av. J.-C.), auteur – entre autres – de la célèbre formule carpe diem. Il est vrai que la question de son obédience philosophique (il se targue quelque part de ne «jurer sur les paroles d’aucun maître », nullius addictus iurare in uerba magistri) a été ardemment débattue depuis plus d’un siècle, mais il y a aujourd’hui un consensus pour dire que ses poèmes présentent – entre autres – des motifs épicuriens. D’Horace et de sa vie, nous savons beaucoup : de tous les poètes latins, il est celui qui a le plus souvent parlé de lui. Nous savons par exemple qu’il était originaire des Pouilles (que l’on appelait alors l’Apulie), petit-fils d’esclave, et fils d’un esclave public affranchi, de petite taille, corpulent, les cheveux blanchis avant l’âge et les yeux délicats. Après un séjour d’étude à Athènes, où il se préoccupe avant tout de philosophie morale, il rejoint, âgé d’un peu plus de vingt ans, le camp de Brutus qui levait une armée contre Octave, le futur empereur Auguste ; devenu tribun militaire, il commande une légion à Philippes lors de la bataille décisive, mais quitte le champ de bataille sans gloire. Amnistié, il achète une charge de secrétaire du trésor qui lui laisse d’amples loisirs, devient familier de l’épicurien Mécène, puis d’Auguste lui-même, et consacre le reste de sa vie à la poésie, composant ses premières pièces lyriques à l’âge de de vingt-trois ans et âgé de plus de cinquante à l’époque de ses dernières odes. Dans ses Odes en particulier, son œuvre maîtresse, il adapte en latin le lyrisme qu’avaient développé six siècles plus tôt, en grec et sur l’île de Lesbos, Alcée (620-580 av. J.-C.) et Sappho (612-557 av. J.-C.).

Charles Sénard, Carpe diem. Petite initiation à la sagesse épicurienne, p. 9-14,
Les Belles Lettres, 2022