Entretien avec Alain Senderens

27 juin 2017
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Aujourd'hui s'est éteint Alain Senderens, l'un des plus grands chefs du monde. Voici en intégralité son entretien liminaire à l'ouvrage A la table des Anciens

De renommée internationale, Alain Senderens a excellé à l’Archestrate, nommé en souvenir du grand cuisinier de l’Antiquité grecque, puis chez Lucas Carton où il a mis à la carte un « canard Apicius ». En 2005, il renonce à ses trois étoiles pour ouvrir Senderens, dont la devise est « liberté ». Il a publié, entre autres, L’Atelier de Alain Senderens[1], préfacé par Erik Orsenna.

LAURE DE CHANTAL : Qu’est-ce qui vous a conduit, dans votre vie, vers la cuisine antique ?

ALAIN SENDERENS : C’est très simple. Dans ma famille, il y avait beaucoup de livres anciens. La cuisine m’a très tôt passionné, et comme je lis comme un ivrogne boit, je me suis penché sur l’histoire des saveurs, à toutes les époques. En « rencontrant » le personnage d’Archestrate, je me suis spécialisé dans la période antique. Voyez-vous, Archestrate est un peu l’inventeur de la « nouvelle cuisine » : il propose des mets simples, sans apprêt. Pour le râble de lièvre, par exemple, il préconise de seulement le griller, sans épice, sans garum[2], ou de le rôtir, arrosé d’huile d’olive, pour en préserver le goût naturel. Il aime une cuisine proche de la nature, qui n’est pas « masquée ». Il est très différent en ce sens d’Apicius et de ses sauces travaillées, noyées dans le garum. Ce sont deux états d’esprits. Ils m’ont intéressé tous les deux, mais à des époques différentes de ma vie. Pour mon « canard Apicius », je me suis beaucoup documenté sur sa cuisine : elle est riche en arômes, en saveurs, compliquée à l’extrême. Une personne chez elle ne peut pas la faire, à moins de beaucoup de travail. Même moi, j’ai dû adapter: pour le garum, qui était obtenu par le séchage de fretin de poisson, je me suis contenté de niok-mam, d’autant plus que, très honnêtement je n’en suis pas féru. C’est un peu trop violent à mon goût. D’ailleurs j’ai fini par l’ôter de ma recette. Vous savez, il n’est pas si facile de mélanger le poisson et la viande : à ma carte, je ne propose en ce moment qu’un seul plat de ce type, un tartare de veau et de langoustines. Ce qui m’intriguait dans la recette d’Apicius, c’était la double cuisson : le canard est d’abord poché, puis rôti. L’avantage en était sans doute d’enlever les bactéries et de rendre la viande plus tendre. Nous passons notre temps à dénigrer le présent et à vanter les délices d’antan, mais, à mon avis, la viande antique devait être fort dure, sinon il n’y aurait pas eu besoin de la cuire deux fois !

La cuisine antique est-elle si différente de la nôtre ?

Oui. Beaucoup de produits de consommation courante pour nous ne sont pas connus des Latins et des Grecs, comme par exemple la tomate et l’aubergine. Certains ont disparu ou ne sont plus guère utilisés, comme les macerons ou les panais. D’autres n’ont plus la même importance, comme les fèves ou l’orge. De plus, les produits que nous utilisons encore n’avaient pas la même saveur alors. Je pense au vin notamment. Il était très fort dans l’Antiquité. C’est pourquoi on le coupait d’eau. En outre on y ajoutait souvent du miel et des épices. Je crois même que certains vins étaient fabriqués avec de l’eau de mer. Ce sont des boissons que nous avons du mal à comprendre, même si des vignerons se sont amusés à recréer des vins « à l’antique ». Surtout, la cuisine romaine paraîtrait à nos papilles très excessive. Sans dire qu’il y a un progrès de la cuisine, le goût a évolué. Nous n’aimons plus autant les abats et les choses fortes. C’est assez récent, notez bien. Nos grands-mères avaient encore des recettes pour cuisiner le poumon. J’aime ces recettes antiques, parce qu’elles m’amusent, mais il ne s’agit en aucun cas pour moi de les reproduire : elles sont plutôt des sources d’inspiration. Quelques anecdotes aussi me séduisent, comme ce gourmet qui proposait de faire voyager ses convives pour qu’ils dégustent toujours des produits frais. L’idée d'une croisière gastronomique me plaît.

Quelle différence feriez-vous entre la cuisine latine et la cuisine grecque ?

La cuisine est un excellent moyen d’entrer dans une culture, de voir son goût, ses techniques et ses moeurs. Entre Archestrate et Apicius, on voit bien la différence entre les deux civilisations : il y a la simplicité d’un côté, la sophistication de l’autre. Les Grecs, d’après ce que nous en savons, se contentaient de viandes rôties, et encore, pas tous les jours. La nourriture est toujours associée à autre chose, à une cérémonie religieuse, ou bien à un banquet. Elle est au service soit du divin, soit de la philosophie. La cuisine latine est un art à part entière, mais elle est aussi très compliquée, toute en sauces riches, en raffinement et en luxe. Dans les deux cultures cependant, la nourriture est socialisée : il s’agit pour les Grecs de se réunir, à l’occasion d’une fête en l’honneur d’un dieu, ou lors des banquets, pour discuter en buvant. Le plus amusant est que tout y est réfléchi, jusqu’au plan de table. On le voit bien dans ce livre : Plutarque s’interroge pour savoir s’il faut placer côte à côte, l’amoureux des garçons et le jeune homme ! Chez les Romains, le repas est le centre des réjouissances ainsi qu’un moyen de montrer son aisance sociale et ses bonnes manières. Ce côté « m’as-tu vu », outrancier, ne me plaît guère. Il faut qu’il y ait beaucoup de plats, dans les plats beaucoup d’ingrédients et autour des plats une débauche de vaisselle et de personnel. On raconte qu’un empereur romain avait même fait confectionner une sauce à base de pierres précieuses. Toutefois, là encore, nous ne savons que ce que les Anciens ont bien voulu nous dire. Qui plus est, beaucoup de témoignages ont disparu. Les Romains ne faisaient pas des orgies tous les jours et les Grecs ne passaient pas tous leurs repas à philosopher ! Pour reprendre l’exemple de la cuisine romaine, je ne crois pas que les quantités d’épices demandées par les recettes d’Apicius garnissaient tous les buffets romains ! En outre, nous ne savons pas quelles étaient les quantités utilisées : cette cuisine qui peut nous sembler très forte, était peut être douce et subtile. On peut interpréter comme on veut, car il n’y a pas le grammage. Il n’en reste pas moins que l’on peut opposer la cuisine « baroque » d’Apicius à la simplicité du repas idéal selon Hésiode, composé d’une galette, d’un peu de viande et d’un peu de lait. Je crois qu’aujourd’hui nos goûts sont plus proches de cette cuisine un peu primaire.

Vous qui avez fréquenté autant la cuisine d’Apicius que celle d’Archestrate, de quel côté penchez-vous ?

Archestrate est plus moderne qu’Apicius : la cuisine que nous faisons aujourd’hui se rapproche davantage de ses préceptes, des produits naturels, avec un peu d’huile d’olive. Moi-même, je ne sais pas si aujourd’hui j’aurais encore envie de faire le « canard Apicius ». Maintenant je suis davantage tourné vers des mets plus simples, et donc vers la cuisine grecque, même si j’en veux beaucoup à Platon d’avoir banni le cuisinier de la cité idéale !

À quelle occasion avez-vous réalisé le « canard Apicius » ?

C’est une belle histoire. Jean-François Revel et Claude Imbert, l’ancien directeur du Point, qui étaient au club des Cent[3], m’ont demandé un jour si j’étais capable de faire un repas romain. L’idée m’a plu et je me suis lancé. Ce fut une soirée mémorable. J’avais fait une soupe de cervelles à la Tibère – une réussite – une quenelle de poisson et puis ce fameux « canard Apicius » que tout le monde a applaudi. Par la suite, je l’ai mis sur la carte. On peut dire que tout le monde en prenait. Il est devenu une spécialité.

Que recommanderiez-vous aux lecteurs de ce livre ?

De garder ces textes en mémoire, car ils constituent l’ossature de notre civilisation. Ils permettent de voir l’évolution de notre goût, de comprendre les progrès. Sans compter que certains, comme ceux sur les parasites, sont très amusants, éveillent la curiosité, voire l’appétit. Ils nous mettent en garde contre les excès bien sûr, mais aussi contre certaines idées reçues : je pense à notre habitude de critiquer la cuisine de notre époque. Les Romains se plaignaient déjà de la dégradation de leur nourriture : il y a un mythe de la « mal bouffe ». C’est universel. Proust faisait dire à sa cuisinière que le bœuf n’était plus ce qu’il était, et ma grand-mère le disait aussi ! Les textes de ce livre nous montrent que les Anciens faisaient de même. Toutefois, c’est plus de la quantité que de la qualité dont ils se plaignent : Juvénal, Pline ou Horace regrettent le caractère excessif de l’alimentation, les mets trop luxueux et la trop grande abondance des tables. Ils ont la sagesse de critiquer les mœurs, les hommes, et non les produits. Il est regrettable que cela coûte cher, mais aujourd’hui on peut se nourrir d’une façon tout à fait remarquable. Nos produits sont sûrement bien meilleurs que ceux d’il y a cent ans, a fortiori, que ceux des Anciens.

Que pensez-vous de la phrase d’Athénée disant que le cuisinier est semblable au poète ?

Elle est très élogieuse ! Est-elle si éloignée de la vérité ? Disons que les deux font preuve de mesure, d’inventivité et d’harmonie. Et puis, de même qu’un poète ne fait pas toujours de bons vers, mais parfois en recueille un précieux, de même un cuisinier trouve de temps en temps des saveurs inoubliables.


[1] Hachette, collection « Hachette pratique », Paris, 1997.

[2] Condiment à base de poisson.

[3] Fondé en 1912, le Club des Cent réunit les plus grands gastronomes.