Anthologie - L’otium par Sénèque

15 avril 2020
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EXTRAIT du Signet de Jean-Noël Robert L’Empire des loisirs. L’otium des Romains

 

Sénèque fait l'apologie de l'otium. Mais loisir n'est pas oisiveté. Sénèque fait réference à Caton, qui fustigeait ceux qui gaspillaient leur temps à ne rien faire. Scipion l'Africain lui-même, pourtant philhellène, ne pouvait imaginer un otium oisif. Pour Iui, la méditation devait être nécessaire à l'efficacité de l'action d'un chef. Sénèque évoque un repos roboratif rt fructueux dont on jouit l'après-midi, dans des occupations calmes, loin de l'agitation des affaires. « Ils ne sont pas oisifs, ceux dont les plaisirs ont beaucoup à faire », dit le philosophe.

UNE NÉCESSITÉ POUR L'HOMME

Il faut savoir détendre sa pensée: elle se relève, après un repos, plus assurée et plus vive. De même qu'il ne faut pas forcer un sol fertile  (car on aura tôt fait de l'épuiser si on le fait produire sans arrêt), de même un labeur ininterrompu brisera l'ardeur de l'esprit; un répit, une courte détente lui rendront son énergie. Quand l’effort se prolonge trop, il entraîne une sorte d'usure et de dépression de l'intelligence. D'ailleurs, l'homme n'aurait pas tant de zèle pour les divertissements et les jeux si le plaisir qu'il y prend ne satisfaisait pas son instinct. À en abuser toutefois l'esprit perdrait son ressort vigueur: le sommeil est, lui aussi, nécessaire pour restaurer nos forces; mais, s'il se poursuit jour et nuit, c’est la mort. Suspension et suppression ne sont nullement synonymes. Les législateurs ont institué des jours de fête où l'on se réunit pour s'égayer en commun parce qu'ils estimaient nécessaire que le travail fût de temps à autre coupé par des délassements, et l'on a vu des hommes de grand sens se donner régulièrement congé plusieurs jours par mois, d'autres encore partager chaque journée entre le repos et les affaires. Je me rappelle, par exemple, que le grand orateur Asinius Pollion, ne s’est jamais occupé de quoi que ce soit au-delà de la dixième heure: passé ce moment, il ne lisait même plus ses lettres, afin  d’éviter toute préoccupation nouvelle : il avait là deux heures à lui pendant lesquelles il oubliait tous les tracas de la journée. D'autres, après avoir fait une pause à la fin de la matinée, réservaient l’après-midi à des tâches de moindre importance. Nos pères n'interdisaient-ils pas d'ouvrir après la dixième heure un débat nouveau au Sénat? À l'armée, on prend la faction à tour de rôle, et les hommes qui rentrent d'expédition sont exempts de service pour la nuit. Il faut ménager notre esprit et lui accorder de temps à autre un répit qui fera sur lui l'effet d'un aliment réparateur. Il faut également se promener en pleine campagne, car le ciel libre et le en grand air stimulent et avivent l'intelligence; quelquefois un déplacement, un voyage, un changement d’horizon, lui donneront une vigueur nouvelle, ou encore un bon repas avec un peu plus de boisson que de coutume. On peut même pousser à l'occasion jusqu'à l'ivresse, en lui demandant non pas l'abrutissement mais le calme, car elle dissipe les soucis, modifie totalement l'état de l'âme et guérit la tristesse, comme elle guérit certaines maladies. L'inventeur du vin n'a pas été appelé Liber parce qu'il délie la langue, mais bien parce qu'il délivre l'âme des soucis qui l'asservissent, la relève, la tonifie, la dispose à toutes les audaces.

De la tranquillité de l'âme, XVII, 5-8