Anthologie – L'authentique recette du philtre d'amour (Théocrite)

8 février 2022
Image :
Image : Couverture de Théocrite, Les Magiciennes et autres idylles
Texte :

Originaire de Syracuse, Théocrite (IIIe siècle av. J.-C.) est l'un des plus célèbres (et des plus difficiles) poètes grecs de l'Antiquité. Ses Idylles, ensemble de poèmes divers allant de la bucolique au conte épique en passant par le mime lyrique ou dramatique, ont récemment fait l'objet d'une nouvelle traduction aux Éditions Gallimard par Pierre Vesperini, avec qui nous nous sommes récemment entretenus. La Vie des Classiques vous propose aujourd’hui de lire le début de l'Idylle II, plus connue sous le titre "Les Magiciennes", dans sa très belle traduction : délaissée par son amant Delphis, la magiciennes Samaitha cherche à le faire revenir...

 

Où sont mes lauriers ? Allons, Thestylis. Où sont les
     philtres ?
Fais le tour du mortier avec la laine écarlate :
L'amant qui fait ma peine, je veux l'enchaîner.
Voilà douze jours, malheur, qu'il n'est pas venu.
Douze jours qu'il ne sait pas si je suis morte ou si je vis,
Douze jours qu'il n'a pas frappé à ma porte, l'ingrat.
     Ailleurs, sûrement,
L'a emporté Désir, maître de son cœur léger, et Aphrodite.
J'irai à la palestre
Demain, pour le voir et lui reprocher ce qu'il me fait.
Mais aujourd'hui je veux l'enchaîner par le rite. Ohé, Lune,
Apparais, sois belle : car je chanterai pour toi, déesse,
     doucement,
Et pour Hécate souterraine, qui fait peur même aux chiens
Quand elle marche sur le sang noir, entre les tombeaux
     des morts.
Salut, terrifiante Hécate, assiste-nous jusqu'à la fin :
Fais que mes sortilèges égalent Circé,
Et Médée, et la blonde Périmède.

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Les grains d'orge brûlent. Eh, verse,
Thestylis ! Où t'es-tu envolée ?
Est-ce que toi aussi tu prends plaisir à mon malheur ?
Verse, et dis ces mots : « Je verse les os de Delphis. »

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Delphis m'a fait souffrir : moi, pour Delphis, je brûle
Ce laurier ; et comme il crépite au feu,
Et tout d'un coup s'est consumé sans même laisser de
     cendre,
Puisse la chair de Delphis s'anéantir dans la flamme.

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Maintenant je sacrifie les cosses de blé. Et toi, Artémis,
     même celui d'En bas,
L'inflexible, tu l'ébranlerais, et toute chose stable
     – Thestylis ! Écoute : les chiennes hurlent dans la ville –
La déesse, aux carrefours – frappe la bronze, vite !

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Voilà : silence sur la mer, silence dans les airs ;
Mais dans mon cœur point ne se tait la peine,
Il me fait brûler tout le corps,
Il m'a déflorée sans m'épouser, je ne vaux plus rien.

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Comme, la déesse aidant, je fais fondre cette cire,
Ainsi puisse Delphis à l'instrant fondre de désir.
Et comme Aphrodite fait tournoyer la toupie de bronze,
Puisse-t-il un jour tournoyer devant ma porte.

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Je fais trois libations, et trois fois, déesse, je dis ces mots :
« Femme ou homme, quiconque est couché près de lui,
Puisse-t-il autant l'oublier que Thésée, dit-on,
Oublia dans Naxos Ariane aux belles boucles. »

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

En Arcadie pousse l'hippomane
Qui affole les pouliches et les cavales dans les montagnes ;
Que tel vienne Delphis chez moi
Pareil à un fou, parfumé d'huile au sortir de la palestre !

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Delphis a perdu ce bout de manteau :
Fil après fil, je le jette dans le feu sauvage.
Aïaï, cruel Désir, pourquoi, planté dans ma chair,
En as-tu bu tout le sang noir, comme sangsur des marais ?

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

Je broie le lézard ; je lui porterai demain une boisson
     mauvaise.

Thestylis, prends ces poisons, pétris-les à la nuit,
En cachette, doucement, au-dessus de son seuil,
Et murmure ces mots : « Je pétris les os de Delphis. »

Tourne, torcol, conduis-moi mon homme.

 

 

Théocrite, Les Magiciennes et autres idylles, "Les Magiciennes", v.1-63
© Collection Poésie, Gallimard, 2021
trad. Pierre Vesperini