Hémiole : Arkhippos et Cylon

27 février 2017
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Qu’une contrariété survînt de temps à autre entre Arkhippos et Cylon ne pouvait laisser de surprendre. Leurs natures, généreuses et ardentes, se polissaient l’une à l’autre. Il en résultait parfois quelque éclat. Le tracas, le dépit, l’humeur pouvaient advenir, mais l’amour ne manquait jamais de restaurer son empire aux souvenirs de leurs chemins de conserve. Depuis l’enfance, la trame des jours les entrelaçait si étroitement et si tendrement qu’ils ne dénombraient plus leurs farces de gamins, les potacheries d’adolescents, les victoires aux jeux, les succès amoureux. Mais rien n’égalait ce premier jour de gloire partagée, quand ils furent les seuls de leur classe d’âge, la Pandion[1], à gagner la cryptie, l’épreuve suprême clôturant l’éphébie.

Avec leurs condisciples, ils avaient été abandonnés, nus, sans vivres et sans armes, sur les contreforts de la montagne. La première difficulté consistait d’abord à survivre tout un mois sans être aperçus. À défaut, l’aventure se fût terminée sans gloire. Par malice, l’ensemble des citoyens se prenait au jeu et s’employait à faire échouer les éphèbes, tant il est vrai qu’on est d’autant plus fier de ses probations qu’on les a rendues plus difficiles encore à ses successeurs. La seconde difficulté imposait d’occire un hilote et de le ramener sur l’agora. C’était du moins l’antique tradition, mais Pythagore avait obtenu dès son arrivée que l’on respectât la vie des hommes, faisant valoir que vaincre un sanglier adulte sans armes démontrait bien plus de bravoure que surprendre un pauvre hère dans sa cabane ou dans son champ. Dans les deux exercices, Arkhippos et Cylon firent cause commune. Subsister ne leur fut guère difficile : volant des fruits dans les vergers et piégeant des truites à la main dans les torrents, choses délicates quand on est seul mais beaucoup plus aisée à deux. La chasse au sanglier se révéla plus ardue. De nombreux essais furent nécessaires avant de parvenir à trouver la pierre de silice propre à tailler puis aiguiser un pieu de frêne. Après cette opération, traquer un, puis deux sangliers fut plus divertissant. Il ne suffisait plus alors qu’à rapporter les trophées sur l’agora en traversant le territoire secrètement ; ce qui réclamait cette fois plus d’astuce que de vaillance. Au lieu de tenter l’aventure de nuit, choix malheureux qui ne pouvait abuser les guetteurs, choix naïf qui perdit leurs derniers compagnons, ils optèrent pour le plein jour. Je gage que vous n’avez pas oublié que l’Aïsaros, cette rivière rendue saine et solide par mes soins, traverse la cité. À cette époque, antérieure aux travaux, le marécage leur offrit le concours nécessaire : les roseaux les aidèrent à traverser sans être confondus ; la force de l’eau, à traîner les gibiers. Parvenus jusqu’à l’embouchure, ils profitèrent de la halte d’une barque pour neutraliser le patron et son marin. Puis ils s’attribuèrent leurs vêtements, lièrent les deux hommes à l’aide d’un de leurs propres cordages, placèrent leur chargement en sacs sur la barque et manœuvrèrent tranquillement jusqu’au port. Ils n’eurent plus alors que le souci d’aviser un homme de peine. Espérant juste récompense et croyant servir deux honnêtes marchands, celui-ci chargea les marchandises sur son baudet et les porta jusque sur l’agora. C’est ainsi que, déambulant goguenards sous les quolibets d’une foule qui les croyait défaits, ils triomphèrent à l’ouverture des ballots. Ils reçurent les honneurs lors des gymnopédies qui clôturèrent à la fois l’éphébie et l’agôgê de leur classe. Au théâtre, devant la cité réunie, leurs quinze compagnons dansèrent la pyrrhique dans la tenue des Corybantes, nus et coiffés du seul kranos. Signe de leur distinction, ils furent placés au centre du ballet et seuls admis à porter le glaive et l’aspis. Le souvenir de ce jour béni leur faisait encore venir le frisson à l’échine et la tendresse au cœur.

Arkhippos et Cylon se trouvaient à présent attablés aux phidities quotidiens pris en commun avec ces quinze mêmes camarades de la Pandion. Le seul qui vous soit connu est Phayllos. Le brouet noir qui les nourrissait traditionnellement entre deux entraînements avait été grandement amélioré. La pairie se composait, en effet, de riches aristocrates qui n’avaient aucun mal à fournir les denrées requises sous peine de déchéance : le vin, le fromage, l’orge, les figues et l’obole. Néanmoins, le serviteur le plus habile ne pouvait guère éprouver son génie culinaire dans un coin de la palestre, et ce repas donnait moins l’occasion d’agapes ou de festins que de rires, farces et plaisanteries douteuses comme les sociétés d’hommes savent seules en inventer. N’était-ce d’ailleurs pas justement la vocation des phidities que de tremper le caractère des citoyens et de renforcer leur cohésion pour en faire des guerriers en toutes circonstances ? Quelle que fût sa position sociale, nul n’était exempt et nul n’eût voulu s’en décharger, tout au contraire ! Atteindre l’âge de trente ans et se voir relevé des phidities représentait pour bien des hommes une épreuve cruelle à surmonter.

Pour les deux amis, ce repas devenait pénible. Ils se considéraient plus que frères, et qu’une ombre ternît leur amitié leur causait un indicible malaise, une insurmontable impatience. Cette ombre avait un nom : Pythagore. Ne sachant ni l’un ni l’autre comment l’aborder, ils résolurent de n’en rien faire et de laisser le temps œuvrer à leur place. Ils montrèrent en cela bien de la maturité, car c’est le propre des jeunes gens que de ne pas supporter une contrariété sans y vouloir porter remède sur-le-champ. C’est ainsi qu’ils ne font souvent que l’enhardir, tant la précipitation est source d’erreur, d’excès et de fâcheuses initiatives. Toutefois, un mois ayant passé, l’acuité de leur colère s’était dissoute dans leur remembrance commune. Du malaise initial ne subsistait qu’une irritation plus bénigne. Chacun de leur côté, ils pensèrent pouvoir enfin l’aborder plus sereinement.


[1]. Roi d’Athènes mythique.