Voyage en terres antiques – Merejkovski et l'Acropole

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Voyage, voyages... Nombreux ont été les écrivains à mettre des mots sur les ruines des civilisations passées qu'ils contemplaient lors de différents voyages et auxquels ils vouaient parfois une grande admiration. Cette chronique sera ainsi l'occasion de mettre en lumière et en résonance des textes, de langues et d'époques variées, qui nous emmènent de l'Europe aux confins de l'Orient.

L’Acropole

 

J’ai eu depuis longtemps le désir de voir Athènes. Cela a été mon rêve pendant de longues années. Mon itinéraire a traversé la France du Sud et l’Italie du Nord. J’ai passé trois semaines à Florence. C’est une ville étonnante. Du fait de la luminosité solaire, d’un air pur, doux et limpide, inconcevable pour un pétersbourgeois, tout y semble superbe, le moindre objet, même le plus prosaïque, semble une sculpture. Les couleurs — certes elles sont moins éclatantes qu’à Naples ou Venise, plus diffuses et monotones, en revanche les lignes des lointaines collines, des arbres sur l’horizon ou des monuments médiévaux — chaque forme, chaque aspérité semble faite d’un métal particulièrement précieux. On vit dans ce soleil, on respire cet air comme si on était dans un rêve qui n’a pas de fin. 

[…]

Plus je me plongeais dans les créations de la Renaissance, plus j’avais le sentiment qu’il était impossible de comprendre l’esprit de cette humanité nouvelle sans avoir été en Grèce, sans que j’aie pu voir de mes propres yeux l’incarnation de l’âme hellénique antique.

Cette âme est la racine la plus profonde, et peut-être inconsciente, de tout ce que les artistes des temps nouveaux créent de sublime et d’éternel. Il y a une sérénité et une absolue pureté de lignes toutes grecques dans les Madonnes de Raphaël, pour qui les grecs étaient ses maîtres.

Dans la bibliothèque de Laurent de Médicis j’ai trouvé, à côté d’anciens manuscrits de Dante et de Pétrarque, l’Énéide de Virgile sur un parchemin du sixième siècle. Ce n’est pas un hasard si le divin Virgile est le compagnon de Dante dans l’Enfer du Moyen-âge. En regardant les portes en bronze du baptistère en admirant les plis aériens, tout d’art hellénique, des tuniques des femmes de l’Ancien Testament dans les scènes tirées du Pentateuque, je me suis involontairement souvenu de ce que j’avais vu auparavant sur les mosaïques pompéiennes; Dans le bronze de Ghiberti — j’ai trouvé la même antique grâce , la même sérénité épanouie que dans le corps dénudé du jeune David de Michel-Ange, dans sa sculpture «  Léda et Bacchus ». Et on retrouve la même couleur  de la muse hellénique dans les tercets de Dante. À Florence partout resurgit sans se lasser le souvenir de cette muse.

Qu’ont-ils créé les hommes à cet endroit, sur ce morceau de terre attique rocailleuse et stérile? Pourquoi donc les peuples, vingt siècles après le triomphe de l’évangile chrétien et l’anéantissement de l’Olympe, ne parviennent pas à oublier le siècle de Périclès ? Qu’y avait-il à cet endroit ?

J’ai compris à ce moment que l’esprit hellène ne trouve aucun livre, aucun langage qui le traduise vraiment. Sans doute que ce même sentiment, indépassable et sacré qui entraînait à Jérusalem les pèlerins du Moyen-Age, est celui qui m’entraîne vers l’Acropole.

En dépit de mes attentes — et peut-être précisément grâce à elles — la mer Adriatique ne m’a pas fait d’impression particulière — une mer, rien de plus. 

C’est presque toujours comme çà que cela se passe : quand on s’approche de ce qu’on a trop longtemps et ardemment désiré, le cœur se trouve envahi d’une incompréhensible tristesse et d’un sentiment de déception. Et j’ai commencé à redouter confusément qu’Athènes ne me donne pas ce que j’attendais d’elle. 

L’impression qu’on retire de la mer n’est comparable à rien, elle est toujours nouvelle. Je ne me lasserai jamais d’admirer la mutabilité et la permanence de cette « libre nature ». À chaque instant elle se colore de nuances différentes, elle n’a pas l’immobilité inerte des montagnes : elle vit. Et en même temps depuis le premier jour de sa création et jusqu’au dernier elle restera comme elle a été immuable.

Dans la nature il n’y a rien de plus sublime que cette simple ligne d’horizon, là où l’eau fusionne avec le ciel. Toutes les autres lignes, tous les autres dessins sur la terre, si élaborés  et sublimes  qu’ils soient, paraissent peu de chose devant ce sublime symbole de l’infini que tout le monde peut contempler.

Mais cette fois-ci — je ne sais pourquoi — mon cœur est resté froid. J’ai recherché dans ma mémoires les sensations que m’avait laissées la mer, et je n’ai rien trouvé. J’avais le sentiment de voyager sur une gigantesque carte géographique. Par endroits apparaissaient, émergeant de la mer pour ensuite y disparaître, les îles bleutées et irréelle d’un archipel. 

Je dissimulais dans mon âme les doutes que j’avais quant à la Grèce.

Chargé de ces doutes, j’ai pris le bateau pour me rendre dans la petite ville de Corfou. C’était la première fois de ma vie que je posais le pied sur la terre hellène. Vinrent à ma rencontre les visages peu accueillants des habitants du lieu, dans la poussière, les mauvaises odeurs et la chaleur. Apparurent les drachmes, les bakchichs, les oboles, que je ne connaissais pas, à la place des nobles francs que je connaissais bien. J’ai compris tout de suite que j’avais quitté l’Europe pour entrer en Asie, mais pas la véritable Asie sauvage, plutôt une Asie à moitié civilisée, finalement sans intérêt. Les visages bruns des Grecs m’ont rappelé les vendeurs d’éponges au grand marché de Saint-Pétersbourg. Le soleil dardait de manière insupportable. La poussière blanche dans la canicule me faisait éternuer et tousser et j’ai été content quand j’ai pu repartir en pleine mer et que mon visage s’est trouvé rafraîchi par un vent libérateur. On me disait qu’à Athènes il ferait encore plus chaud. Je regardait les rivages de l’Hellade avec une profonde indifférence. Est apparue la délicieuse île de Zante. Aujourd’hui, quand je regarde le ciel gris de Pétersbourg, je me répète ce nom avec un mélange de tendresse et de tristesse.

Nous nous approchions des falaises abruptes de Morée, où se trouvait Sparte, l’ancienne Lacédémone. nous avons doublé le célèbre cap Matapan, tant redouté des navigateurs de l’Antiquité — le point le plus au sud de l’Europe.

« Demain je vais voir Athènes », — me suis-je dit en me mettant au lit, et je me suis endormi dans une indifférence sereine.

Au matin, tôt, je suis sorti sur le pont et j’ai vu les frêles contours d’un amphithéâtre de montagnes et de collines descendant vers la mer. C’étaient les rivages de l’Attique.

J’ai pris ma jumelle pour regarder la pointe effilée d’une colline qui semblait sortir directement de la mer. Au sommet il y avait quelque chose qui brillait faiblement.

L’autrichien qui se tenait à côté de moi prononça le mot « Acropole ». 

Mon cœur fit un bond pour la première fois depuis mon départ. Mais je parvins tout de suite à maîtriser mon émotion. Pour une raison quelconque je fus satisfait de rester froid. 

Une humidité salée montait doucement de l’écume. Nous sommes entrés dans un golfe immense; dans le brouillard on voyait s’élever les montagnes abruptes du détroit de Corinthe. Je voyais Salamine, et le cap Sounion où se sont conservés jusqu’à présent les admirables colonnes du temple de Pallas.

J’avais parfois l’impression que tout ceci n’était qu’un rêve. À dix heures du matin nous sommes entrés au Pirée. Je me souviens d’avoir, enfant, répété les vers de À.N. Maikov.

Cours avec moi !

Partons vite ! ...

Montons sur le bateau ! Allons comme une flèche vers Athènes, pour voir le marbre du Pirée ! 

Là-bas tout est différent, — les gens, les mœurs !

Là-bas les femmes ne portent pas de voiles!

Les maris écoutent des hymnes martiaux,

Là-bas c’est le règne de la liberté, des jeux, de la vie et de la lumière !

Et nous sommes entrés au Pirée. C’est un port commercial banal. Des cuirassés affreux, des cargos brûlés par les exhalaisons de vapeur, des comptoirs, des bureaux, des agences, d’immenses hangars. Pas un buisson, pas un brin d’herbe, pas un jardin sur ces tristes collines brûlées par le soleil. Les fumées des usines envoyaient de noirs tourbillons de fumée dans le bleu tendre du ciel attique. Les poulies grinçaient, on entend le cliquetis des chaînes et des machines. Le voilà donc, « le marbre du Pirée » ! 

J’ai loué une embarcation et me suis mis en route vers le rivage . Le soleil du matin brûlait sans répit. Que va-t-il y avoir à Athènes? En mettant le pied sur le rivage poussiéreux, ce fut pour moi le désespoir.

Jamais dans ma vie je n’ai fait l’expérience d’une telle chaleur. J’avais le sentiment qu’un poids énorme m’était tombé sur la tête et les épaules. J’avais des bourdonnements d’oreille, mes jambes tremblaient. Pour nous, personnes qui viennent du nord, un tel soleil a quelque chose de féroce, de presque effrayant.  J’ai compris ce jour-là que les flèches d’Hélios-Apollon peuvent être mortelles. 

Dans le wagon peu aéré du train reliant le Pirée et Athènes, j’ai eu le sentiment qu’il faisait un tout petit peu plus frais et qu’on pouvait respirer.

Je finis par sortir sur le perron sale et malodorant de la gare d’Athènes.

Nous fûmes entourés par une foule innombrable de guides qui, tous, dégageaient une insupportable odeur d’ail. Nous avons trouvé un moyen quelconque pour nous en débarrasser. Je n’en ai pas pris un seul, ce qui a eu pour effet de les mettre tous en colère. 

Nous sommes montés dans une immense calèche toute cahotante, une sorte de voiture à laquelle étaient attelées deux immondes rossinantes. À cette époque de l’année  (fin mai) impossible de voyager dans des voitures découvertes sans courir le risque d’une insolation.

Je crois que, si à ce moment-là j’avais vu non seulement l’Acropole, mais l’assemblée des dieux au grand complet, je serais resté indifférent et aurais tout au plus demandé au dieu chasseur de nuages de me cacher le soleil. 

Après un long moment fait de cris, de « allez, hue! », et de coups de fouet nous avons enfin atteint le sommet de la colline en suivant une route en pente raide et escarpée. La voiture s’arrêta. Le cocher a ouvert les portes et nous sommes sortis.

J’ai  embrassé l’ensemble d’un seul regard et immédiatement compris — voici les rochers de l’Acropole, le Parthénon, les Propylées, et à ce moment j’ai ressenti quelque chose dont je me souviendrai jusqu’à ma mort.

Mon âme fut inondée de ce sentiment sublime et exaltant, donné par la beauté, d’être libéré de la vie; Tous ces ridicules soucis liés à l’argent, à l’insupportable chaleur, à la fatigue du voyage, au scepticisme misérable de notre époque, — tout cela n’existait plus. Et je me répétais, perdu dans une sorte de délire : « Seigneur, mais que signifie une choses pareille ? ».

Autour de moi personne. Le gardien m’ouvrit les portes. Je me suis sentis jeune, vigoureux et fort comme je ne l’avais jamais été. Sous un soleil qui dardait à la verticale  j’ai du gravir un escalier de pierre brûlant qui courait entre des parois également brûlantes. Mais c’étaient les mêmes marches que gravissaient, en se rendant sur l’Acropole, les joyeuses théories panathéniennes. 

Et lorsque les portes se furent refermées, j’ai eu le sentiment que tout mon passé, tout le passé de l’humanité, tous ces vingt siècles douloureux, hésitants et tristes étaient restés là, en arrière, derrière cette enceinte sacrée et que plus rien ne pourra troubler l’harmonie et l’éternelle sérénité régnant en ces lieux. Dans ma vie  le moment était enfin arrivé, où le cours des évènements prend un sens ! Et il y a une chose étrange: comme dans toutes les circonstances fondatrices et uniques de la vie, j’ai eu le sentiment que tout cela je l’avais déjà vu et expérimenté quelque part, il y a très longtemps, dans une  dimension inconnue, mais en tout cas pas dans les livres. Je regardais et essayais de me souvenir. Tou cela m’était familier, connu. J’avais l’impression que tout devait être ainsi et ne pouvait être autrement, — et cette idée me procurait de la joie.

Je gravis les marches des Propylées, et je vis s’approcher l’indicible beauté du Parthénon d’une blancheur immaculée, avec ses colonnes sur le bleu pâle et poudreux du ciel de midi . 

Je suis entré, me suis assis sur les marches d’un portique à l’ombre d’une colonne. Un ciel bleu, une mer bleue, un marbre blanc, le soleil, les cris des oiseux sauvages dans l’azur de midi, et le bruissement d’un buisson sec et épineux. Il y avait dans cette solitude une atmosphère de sévérité divine, mais sans rien de triste, sans la moindre trace de cette mélancolie, de ce pressentiment de la mort, qui règne entre les briques des souterrains du palais palatin de Néron, dans les ruines du Colisée. Il y a là la grandeur silencieuse d’une puissance déchue. Il y a  dans ce lieu une beauté vivante, immortelle. Ce n’est que là, pour la première fois de ma vie, que j’ai compris ce qu’est cette chose — la beauté. Je ne pensais à rien, ne désirais plus rien, n’avais envie ni de pleurer ni de me réjouir — j’étais serein.

Un souffle de liberté venant de la mer me caressait le visage de sa fraîcheur.

Le temps avait disparu : j’ai eu le sentiment que cet instant était et sera éternel.

Je fis le tour de l’Acropole, en passant par le petit temple de la déesse Nike Aptegae (« la victoire sans ailes »), l’Erechteïon avec ses jeunes  cariatides, puis le Parthénon et les Propylées. 

Je regarde le mur lisse et entièrement nu des Propylées. On pourrait se demander ce qu’il y a de beau dans un mur nu. Mais ces blocs de marbre rectangulaires et allongés offrent une surface tellement douce et lisse et une complexion tellement harmonieuse qu’on y sent la marque du génie hellène.

Les rayons du soleil semblent pénétrer le marbre de part en part, et rien n’est comparable à cette ombre douce et bleutée qui passe du mur voisin sur la surface du marbre. 

C’est là, au-dessus d’un escarpement — d’où on voit la mer et le témoin de la grandeur hellène — l’île de Salamine — que s’élève le petit temple de la Victoire. Les Grecs l’ont nommé sans ailes — pour montrer qu’elle devait rester pour toujours à Athènes. Vu de l’extérieur, le temple de Nike semble une miniature : il est à peine plus grand qu’une chambre moyenne dans les maisons de notre époque ; mais quelle élégance ! Du sublime dans ce qu’il y a de plus petit. C’est par là que l’architecture grecque se distingue de l’architecture romaine ou médiévale. Les Romains valorisaient l’apparence extérieure grandiose, les dimensions écrasantes de leurs édifices. Mais sous leurs plaques de marbre - il n’y a plus que de la brique. Les ruines des édifices romains donnent l’impression d’être de gigantesques et sombres carcasses. Sur l’Acropole il n’y a pas une seule brique. Nos pas ne rencontrent que de la blanche poussière de marbre. Sous les pieds on sent crisser et étinceler, comme de la neige, les fragments d’une pierre du Pentélique ... On ne se lasse pas de regarder. Il faut toucher chaque aspérité de marbre , jauni par le temps, doré, nourri de lumière solaire, chaud comme un corps vivant. On n’arrive pas à croire que des mains humaines aient pu créer le Parthénon, les Propylées, l’Erechteïon. Ils sont sortis des entrailles de la terre par des lois plus divines qu’humaines; Ce n’est pas un hasard si, alentour, sur ces collines et ces ruines brûlées par le soleil, on ne voit ni arbre ni buisson.

Au lieu de donner des arbres la terre pierreuse de l’Attique, sous son soleil brûlant, a fait germer ces blanches colonnes qui sont tendrement venues couronner les blocs de pierre rouge des rochers de l’Acropole. Pas une feuille verte alentour. Pas d’arbres. 

Sur l’Erechtéïon j’ai regardé de plus près certains blocs, recouverts de toutes petites arabesques raffinées. Je voulais vérifier s’il n’y avait pas un coup de ciseau un peu maladroit, une quelconque négligence. Mais plus je regardais attentivement, plus je me rendais compte que cette perfection n’avait pas de limites. Dans le moindre détail, qu’il fallait admirer quasiment à la loupe, dans la moindre spirale du marbre, le moindre méandre, la moindre branche de marbre corinthienne, — on retrouvait la même précision absolue, le même harmonieux achèvement qu’il y avait dans la figure d’ensemble. 

Et tout cela, me semblait-il, était sorti sans travail, des mains du sculpteur, comme spontanément. Cette dure pierre blanche, sur laquelle étaient passés deux mille ans sans entamer sa beauté, sous le ciseau du sculpteur était plus molle que la cire, plus tendre que des pétales de lilas dispersés dans le vent.

Ici l’homme n’a rien ajouté qui lui soit propre à la nature. La beauté du Parthénon et des Propylées n’est que le prolongement de la beauté de la mer, du ciel et et des sévères contours de l’Hymette et du Penthelicon.

Dans les pays du Nord, les gens fuient la nature, s’en méfient, se cachent dans le demi-jour mystérieux qui règne entre de longues colonnes effilées, ne laissent passer la lumière du soleil qu’à travers des vitraux aux multiples couleurs, allument devant les visages anxieux des fidèles des lumières diffuses, et recouvrent les sons de la vie au moyen de l’orgue et des prières de contrition des fidèles : 
Dies irae, dies illa
Solvet saeclum in favilla 

Mais ici, en Hellade, l’être humain s’abandonne à la nature. Il ne cherche pas à la recouvrir d’édifices. Le toit du Parthénon, c’est le ciel. Entre les blanches colonnes c’est le bleu de la mer. Et partout le soleil. Il n’y a pas le moindre recoin où ne pénètre pas l’horizon. L’air, le soleil, le ciel, la mer, voilà le matériau entre les mains de l’architecte. Ce sont les lignes simples, douces, sereines  — verticales ou diagonales — que lui offre le marbre qui lui servent pour délimiter, encadrer, distinguer au sein de la nature ce que l’être humain perçoit en elle de sublime et de divin. Déplacez l’Acropole dans un autre endroit, un paysage différent, et il ne restera plus trace de ce qui fait sa beauté. On trouve ici une harmonie complète et unique au monde entre la nature et les créations de la main de l’homme : la réconciliation de ces deux principes éternellement antagonistes — la création humaine et la création divine.  En accord avec la nature ! C’est là le fondement et l’inspiration de toute l’architecture grecque.

Dans un portique, entre deux colonnes, je vois la mer. Pourtant je l’ai vu bien avant. Mais je n’ai jamais fait l’expérience d’une mer de cette nature. Comme le ciel, les montagnes et le soleil sur l’horizon, elle prend une signification nouvelle — une expression hellénique. Ce n’est plus cette « surface liquide », à signification pratique et utilitaire, où circulent les cuirassés en fer et les cargos de transport de marchandises, c’est l’éternelle thalassa, brumeuse humidité bleutée d’où est sortie Vénus Anadyomène, la déesse de la beauté.

En me tenant près du Parthénon, me souvenant avec tristesse de notre quotidien si monotone, j’ai songé : nous ne savons plus créer en harmonie avec la nature. Depuis déjà vingt siècles nous nous sommes éloignés d’elle pour finir par l’abandonner. Comme nous les avons perdu, notre sagesse et nos forces. Que recherchons-nous ? Où allons-nous ? Qu’est-ce qui a mis dans notre cœur cette angoisse, cette méfiance envers la nature, cette terreur de la vie et de la mort ? Notre âme a perdu toute capacité à l’héroïsme et au bonheur. Nous nous enorgueillissons de nos connaissances et perdons l’idéal humain, nous nous mettons à ressembler à ces barbares vautrés dans un luxe triste et stupide, entourés des inventions de la technologie moderne : dans nos affreuses cités géantes, ces blocs de pierre et de fer édifiés contre les forces de la nature, nous sommes devenus des sauvages ...

Ce n’est que là, sur l’Acropole, que l’on comprend ce que signifie l’âme d’un grand peuple, d’un peuple libre.

Tout ce que nous nous entêtons à toute force à distinguer et à opposer, tout ce qui nous pousse dans des contradictions insolubles, le ciel et la terre, la nature et l’être humain, le bien et le mal, pour les grecs anciens tout cela se fondait en une immense harmonie. Pour eux l’exploit suprême c’était la création de l’artiste — et l’exploit du héros, c’était le suprême degré  de la beauté. C’était deux faces d’un même principe. L’unité ontologique dans une âme humaine réunifiée.

Est-il vrai qu’il n’y a pas d’issue et que les contradictions de notre esprit et de notre cœur sont inconciliables ? Sommes-nous vraiment condamnés à répéter ce qui a eu lieu ici et que jamais plus ne sera créé un nouveau Parthénon par un nouvel hellène, un être humain sur la terre qui serait à la semblance de Dieu ?

Ces lignes, je les écris dans mon appartement de Saint-Pétersbourg par une nuit d’automne  et au bruit de la pluie et du vent. Sur ma table il y a deux petits morceaux de pierre antique que j’ai pris sur le Parthénon. Ce noble marbre du Penthélique reflète les chatoiements de ma lampe. Je contemple ce marbre avec un amour superstitieux, comme un honnête pèlerin regarderait une relique sacrée qu’il aurait ramenée d’une lointaine terre.

 

Dimitri Merejkovski, « l’Acropole », Nos Immortels compagnons de route,1896
traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal

 

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