Sur la route avec Pausanias – La Fontaine Pirène à Corinthe

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La Périégèse de Pausanias se présente comme un vaste recueil de légendes, de récits historiques, d’exposés géographiques et de descriptions de monuments vus par l’auteur, ce qui en fait un premier guide touristique de l’Histoire, moins austère que ceux de Baedeker mais plus renseigné que nombre de guides d’aujourd’hui. Nous vous invitons chaque mois à une visite de vestiges actuels « Pausanias en main », avec des éclaircissements nécessaires pour se représenter convenablement les lieux et leur place dans la civilisation grecque.

Quand Pindare retranscrit au discours indirect les paroles de Glaucos de Lycie, proposant ainsi une réécriture très synthétique et quelque peu modifiée de la tirade adressée par ce personnage à Diomède dans l’Iliade (VI, 145 sqq.), il désigne Corinthe – cité dont Glaucos se réclame originaire par son père Bellérophon – par la périphrase de « ville de Pirène » (Olympiques XIII, 61 : ἐν ἀστεϊ Πειράνας), ce qui indique avec un grand éclat poétique que cette source corinthienne jouissait d’une notoriété suffisante pour apparaître comme un emblème de la cité. Quelques décennies plus tard, Hérodote inclut dans le long discours de Soclès, représentant de Corinthe lors de la réunion des alliés de Sparte qui s’est tenue entre 505 et 500 av. J.-C., la retranscription d’un oracle qui confirme l’aura et la valeur identitaire de cette source puisque les paroles prophétiques apostrophent les « Corinthiens, qui habitez autour de la belle Pirène et la sourcilleuse Corinthe » (Hérodote, V, 92β : […] Κορίνθιοι, οἳ περὶ καλὴν / Πειρήνην οἰκεῖτε καὶ ὀφρυόεντα Κορίνθον[1]).

Pausanias livre une description de la fontaine qui, au cœur de la ville, portait le nom de Pirène, et il l’accompagne d’un bref récit étiologique relatif à la source qui l’alimente :

Ὀλίγον δὲ ἀπωτέρω τῶν προπυλαίων ἐσιοῦσιν ἐν δεξιᾷ ἐστιν Ἡρακλῆς χαλκοῦς. Μετὰ δὲ αὐτὸν ἔσοδός ἐστι τῆς Πειρήνης ἐς τὸ ὕδωρ. Ἐπὶ δὲ αὐτῇ λέγουσιν ὡς ἡ Πειρήνη γένοιτο ὑπὸ δακρύων ἐξ ἀνθρώπου πηγή, τὸν παῖδα ὀδυρομένη Κεγχρίαν ὑπὸ Ἀρτέμιδος ἀκούσης ἀποθανόντα. Κεκόσμηται δὲ ἡ πηγὴ λίθῳ λευκῷ, καὶ πεποιημένα ἐστὶν οἰκήματα σπηλαίοις κατὰ ταὐτά, ἐξ ὧν τὸ ὕδωρ ἐς κρήνην ὕπαιθρον ῥεῖ πιεῖν τε ἡδὺ καὶ τὸν Κορίνθιον χαλκὸν διάπυρον καὶ θερμὸν ὄντα ὑπὸ ὕδατος τούτου βάπτεσθαι λέγουσιν […]

« Si l’on s’avance peu après les propylées, se trouve sur la droite un Héraclès en bronze, et après lui l’accès à l’eau de Pirène. À son propos on raconte que Pirène devint du fait de ses larmes, d’humaine qu’elle était, une source, parce qu’elle se lamentait sur son fils Kenchrias qu’Artémis avait involontairement tué. La source est ornée de marbre blanc et ont été aménagées des chambres semblables à des grottes, desquelles s’écoule dans une fontaine à l’air libre l’eau, qui est agréable à boire et c’est par cette eau que l’on trempe, dit-on, le bronze corinthien lorsqu’il est rougi au feu et chaud. » (II, 3, 2-3)

Les propylées qui balisent le chemin suivi par le Périégète au sein de la cité sont ceux qui, dans la partie orientale du nord de l’agora, ouvraient sur la rue du Léchaïon conduisant à l’un des ports de Corinthe portant ce nom ; ces propylées étaient surmontés, d’après la description qui précède immédiatement ce passage, de deux chars de bronze doré conduits par Hélios et Phaéthon (ibid. : ἐπ’ αὐτῶν ἅρματα ἐπίχρυσα, τὸ μὲν Φαέθοντα Ἡλίου παῖδα, τὸ δὲ Ἥλιον αὐτὸν φέρον).

Image : Reconstitution des propylées donnant accès à la route du Léchaïon depuis l’agora de Corinthe
Reconstitution des propylées donnant accès à la route du Léchaïon depuis l’agora de Corinthe
© N. Papahatzis, Corinthe antique, Athènes : Ekdotike Athenon, 2005 (1re éd. 1977), p. 57

Nous pouvons aujourd’hui encore suivre le même chemin que Pausanias, et après avoir quitté l’agora en direction du nord nous rencontrons, en contrebas sur la droite, les vestiges de la fontaine Pirène.

Image : Plan du site archéologique de Corinthe
Plan du site archéologique de Corinthe
© N. Papahatzis, Corinthe antique, op. cit., p. 49

Au fond, dans la partie qui correspond au soubassement de l’agora, on reconnaît, au nombre de six, les « chambres semblables à des grottes » (οἰκήματα σπηλαίοις κατὰ ταὐτά) de la description de Pausanias ; chacune des niches donnait accès à un bassin où l’on pouvait venir puiser de l’eau. Au centre de la cour, ce qu’il appelle une « fontaine à l’air libre » (κρήνην ὕπαιθρον) était un bassin découvert.

Image : Vestiges de la fontaine Pirène (prise de vue depuis le nord)
Vestiges de la fontaine Pirène (prise de vue depuis le nord)
Crédit photo : F. Robert

Ce que le Périégète ne mentionne pas dans sa description, c’est la présence, sur les trois côtés de la cour autres que celui où se trouvaient les niches, d’absides percées dans un mur de clôture monumental. C’est depuis l’emplacement de l’une d’elles qu’est orientée la prise de vue ci-dessus ; la photo ci-dessous, prise depuis la rue du Léchaïon en surplomb, permet de mieux distinguer l’une de ces absides, celle sur le côté oriental :

Image : Vestiges de la fontaine Pirène (prise de vue depuis l’ouest)
Vestiges de la fontaine Pirène (prise de vue depuis l’ouest)
Crédit photo : F. Robert

Le revêtement de marbre blanc faisait assurément de cette fontaine un aménagement urbain d’une grande magnificence, ainsi que le donne à voir la reconstitution proposée par C. Iliakis :

Image : Reconstitution de la fontaine Pirène au milieu du IIe s. ap. J.-C.
Reconstitution de la fontaine Pirène au milieu du IIe s. ap. J.-C.
© Pétros G. Thémélis, L’Ancienne Corinthe. Le site et le musée, Athènes : Éditions Hannibal, 1957, p. 18

Il importe de préciser que la fontaine Pirène, sous cet aspect, résulte d’une restauration qui fut réalisée au milieu du IIe siècle ap. J.-C. (vraisemblablement au cours des années 150), peut-être financée par Hérode Atticus, célèbre sophiste et notable athénien de cette époque qui, en évergète qu’il était, consacra une partie importante de son immense fortune à faire réaliser des ouvrages somptueux à travers la Grèce continentale (on lui doit notamment l’Odéon qui porte son nom sur le flanc sud-ouest de l’Acropole d’Athènes, mais aussi le Nymphée d’Olympie et l’ornement en marbre du stade de Delphes) : c’est donc un aménagement très récent, vieux de peut-être quelques années seulement, que contempla Pausanias. L’histoire de la ville de Corinthe empêche dans tous les cas qu’aucun élément de mobilier urbain y ait été très ancien lors de la visite du Périégète : pour avoir pris la tête d’une coalition de cités grecques qui s’étaient soulevées pour se libérer de la domination de Rome, elle fut en effet entièrement vidée de ses habitants et rasée en 146 av. J.-C. par le général romain Lucius Mummius, et ce n’est qu’un siècle plus tard que Jules César ordonna sa reconstruction, ainsi que celle d’autres villes détruites, et son repeuplement par des vétérans, des affranchis et des étrangers pauvres ; quelques lignes avant l’extrait cité plus haut, Pausanias qualifie précisément Jules César de « fondateur de l’actuelle Corinthe » (II, 3, 1 : τὸν οἰκιστὴν Κορίνθου τῆς νῦν). C’est toutefois sous Auguste que le projet fut mené à terme.

La fontaine Pirène existait cependant déjà depuis un premier aménagement au VIe s. av. J.-C., sous une apparence plus rudimentaire mais témoignant déjà d’une volonté d’embellissement urbain que l’archéologie permet de reconstituer :

Image : Reconstitution de la fontaine Pirène à l’époque classique
Reconstitution de la fontaine Pirène à l’époque classique
© N. Papahatzis, Corinthe antique, op. cit., p. 61

Elle prenait donc la forme d’une simple cour en contrebas (les marches sur le côté occidental descendaient depuis la rue du Léchaïon) donnant accès aux bassins de puisage qui occupaient déjà le même emplacement. L’ensemble ne présentait cependant pas l’élévation monumentale et ornementale que lui conféra la restauration du IIe siècle.

Le plan ci-dessous donne à voir les principales différentes entre le tracé de l’édifice originel et celui du remaniement du IIe siècle :

Image : Plan
© Pétros G. Thémélis, L’Ancienne Corinthe, op. cit., p. 19

Venons-en à présent au personnage qui donna son nom à cette fontaine. Le récit étiologique de Pausanias mentionne une Corinthienne d’époque mythique qui fut changée en source, personnage qu’il évoquait déjà au chapitre précédent :

Κορινθίοις δὲ τοῖς ἐπινείοις τὰ ὀνόματα Λέχης καὶ Κεγχρίας ἔδοσαν, Ποσειδῶνος εἶναι καὶ Πειρήνης τῆς Ἀχελῴου λεγόμενοι · πεποίηται δὲ ἐν Ἠοίαις μεγάλαις Οἰβάλου θυγατέρα εἶναι Πειρήνην.

« Aux ports de Corinthe donnèrent leurs noms Lékhès et Kenkhrias, que l’on disait fils de Poséidon et de Pirène, fille d’Achéloos ; mais dans les Grandes Éæées [poème perdu d’Hésiode] on faisait de Pirène la fille d’Œbalos. »

Ce passage s’accorde avec le premier que nous avons lu pour faire de Pirène un personnage emblématique de Corinthe, puisque, outre la source à laquelle elle donna son nom, elle fut la mère des deux hommes du nom desquels on baptisa depuis la plus haute Antiquité les deux ports de la cité (Léchées au nord sur le golfe de Corinthe, Kenkhrées à l’est sur le golfe Saronique). Mais le Périégète fait d’emblée état de dissensions quant à son ascendance et à l’identité de son père, qui était selon d’aucuns le dieu-fleuve Achéloos, selon d’autres l’ancien roi de Sparte Œbalos. À propos de la source située sur l’Acrocorinthe derrière le temple d’Aphrodite, il rapporte encore plus loin une autre version de la légende :

Τὴν δὲ πηγήν, ἥ ἐστιν ὄπισθεν τοῦ ναοῦ, δῶρον μὲν Ἀσωποῦ λέγουσιν εἶναι, δοθῆναι δὲ Σισύφῳ · τοῦτον γὰρ εἰδότα, ὡς εἴη Ζεὺς ἡρπακὼς Αἴγιναν θυγατέρα Ἀσωποῦ, μὴ πρότερον φάναι ζητοῦντι μηνύσειν πρὶν ἤ οἱ καὶ ἐν Ἀκροκορίνθῳ γένοιτο ὕδωρ · δόντος δὲ Ἀσωποῦ μηνύει τε οὕτως καὶ ἀντὶ τοῦ μηνύματος δίκην – ὅτῳ πιστὰ – ἐν Ἅιδου δίδωσιν. Ἤκουσα δὲ ἤδη τὴν Πειρήνην φαμένων εἶναι ταύτην καὶ τὸ ὕδωρ αὐτόθεν ὑπορρεῖν τὸ ἐν τῇ πόλει.

« La source qui se trouve derrière le temple est, dit-on, un don d’Asopos et fut donnée à Sisyphe. Ce dernier, en effet, alors qu’il savait que c’était Zeus qui avait enlevé Égine, fille d’Asopos, dit au [père] qui la recherchait qu’il ne l’en informerait pas avant d’avoir de l’eau aussi sur l’Acrocorinthe ; une fois qu’Asopos la lui eut donnée, il l’informe de ce qu’il en est et c’est en échange de cette information – si quelqu’un y accorde crédit – qu’il subit son châtiment dans l’Hadès. Or j’ai déjà entendu des gens dire que Pirène est cette source et que l’eau coule souterrainement de là jusqu’à celle qui est dans la ville. » (II, 5, 1)

Deux remarques s’imposent à la lecture de cet extrait. Tout d’abord, quoique Pausanias emploie dans le premier extrait le substantif πηγή, l’aménagement urbain ne se situait pas à l’endroit de la source même, mais l’eau alimentant cette fontaine était naturellement draînée de façon souterraine depuis le flanc méridional de l’Acrocorinthe, d’où la communauté de dénomination. En second lieu, le personnage de Pirène se situe donc à la rencontre de plusieurs légendes qui, en dépit de leurs différences, présentent néanmoins pour certaines le point commun d’en faire la fille d’un dieu-fleuve (soit l’Achéloos, qui coulait en Étolie, soit l’Asopos, qui coulait à l’ouest de la région de Corinthe et passait non loin de Sicyone avant de se jeter dans le golfe de Corinthe, ce qui est somme toute plus satisfaisant du point de vue géographique), ce qui la prédisposait d’une certaine façon à sa destinée de source. Diodore de Sicile, dans une version évhémériste, nommait à la fois Égine et Pirène parmi les filles du roi de Phlionte Asopos (IV, 72).

Revenons pour terminer à notre point de départ et à Pindare, qui dans sa treizième Olympique raconte la façon dont Bellérophon, avec l’aide d’Athéna, parvint à dompter Pégase grâce au mors, objet alors inconnu mais qui lui fut offert par la déesse. Cet épisode s’est déroulé, écrit le poète, « à l’entour des sources » (v. 63 : ἀμφὶ κρουνοῖς), sans que ces dernières – ou cette dernière, si l’on fait l’hypothèse probable d’un pluriel poétique – soient identifiées plus avant. Strabon, en revanche, précise explicitement que la rencontre entre le héros et le cheval ailé – dont le nom est lui-même issu d’un des noms de la « source » (πηγή) – eut lieu devant la source Pirène, puisqu’il ajoute après avoir présenté cette dernière (il s’agit de la source située sur l’Acrocorinthe, non de la fontaine aménagée en ville) : Ἐνταῦθα δέ φασι πίνοντα τὸν Πήγασον ἁλῶναι ὑπὸ Βελλεροφόντου […], « Or c’est là, dit‑on, que s’abreuvait Pégase quand il fut surpris par Bellérophon. » (VIII, vi, 21) La source Pirène était donc bien considérée, ainsi que ce parcours à travers les textes le montre, comme un élément emblématique de Corinthe et lié à sa plus ancienne histoire. Rien d’étonnant, dès lors, dans l’importance accordée à la fontaine qu’elle alimentait dans la ville basse, ce dont témoignent l’archéologie et Pausanias.

 

Fabrice Robert et Dorian Flores


[1] Sauf mention contraire, l’édition utilisée est celle de la C.U.F. (ed. Les Belles Lettres) et la traduction de Fabrice Robert.

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