Les couleurs des Grecs - Extrait de La langue géniale

1 août 2018
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La vie des Classiques vous offre un extrait de La langue géniale d'Andrea Marcolongo, parue aux éditions Les Belles Lettres (p. 102-103).

« À quel point les Grecs voyaient autrement que nous leur nature, s’il leur manquait, comme il faut l’admettre, le sens du bleu et du vert, et qu’en place du premier, ils voyaient un brun plus profond, et du second, un jaune (s’ils désignaient par exemple du même terme la couleur des cheveux foncés, celle du bleuet et celle des mers méridionales, avec le même terme encore la couleur des plantes les plus vertes et de la peau humaine, du miel, et celle de la résine jaune – si bien que leurs plus grands peintres n’ont rendu leur monde qu’avec le noir, le blanc, le rouge et le jaune) ; combien la nature devait leur sembler différente et beaucoup plus proche de l’homme, du fait qu’à leurs yeux les couleurs de l’homme étaient également prévalentes dans la nature et que celle-ci baignait en quelque sorte dans l’éther chromatique de l’humanité »[1] telle est la réflexion de Friedrich Nietzsche dans l’aphorisme 426 d’Aurore, sur l’étrangeté chromatique des Grecs de l’Antiquité.

            Goethe, dans sa Théorie des couleurs, avait déjà observé que le lexique grec de la couleur est extraordinaire, c’est-à-dire loin de toute norme, tant il est différent du nôtre, tout comme leur langue était différente de la nôtre. Des associations chromatiques si inédites qu’elles ont conduit certains érudits du xviiie et du xixe siècle à prétendre que les Grecs ne voyaient pas les couleurs. Ils les voyaient bien – et comment – c’est simplement qu’ils les exprimaient autrement : pas de doute, les yeux des hommes sont et resteront toujours les mêmes.

            Les couleurs étaient avant tout pour les Grecs vie et lumière : une expérience entièrement humaine et non physique, optique, et qui n’a rien à avoir avec le spectre chromatique du prisme tel que l’a théorisé Isaac Newton.

            Homère, dans l’Iliade et l’Odyssée, ne mentionne que quatre couleurs : le blanc du lait, le rouge pourpre du sang, le noir de la mer, le jaune-vert du miel et des champs.

            Noir, μέλας, et blanc, λευκός, désignaient l’obscurité et la lumière (le mot latin lux, « lumière », a la même étymologie que la couleur grecque). Et, selon les Grecs, c’est précisément du mélange de la lumière et de l’ombre que se formaient les couleurs.

Le grec ξανθός désigne une couleur qui va du jaune au rouge et au vert : vert-de-gris, pourrions-nous peut-être dire. Sa teinte est celle, chaude, du grain mûr ; mais aussi des cheveux tout blonds des héros homériques ; jusqu’à la lumière rougeâtre du feu ardent qui illumine la nuit, ou du soleil, orange et rond, au crépuscule.

L’adjectif πορφύρεος signifie « agité », « en mouvement continu », « bouillonnant », et va jusqu’à désigner la couleur pourpre qui, du rouge sang, confine au bleu ; πορφυρεύς signifie le « pêcheur de pourpre », car les teintures provenaient d’une substance extraite de certains coquillages élaborée ensuite par la main d’habiles teinturiers.

La couleur κυάνεος, cyan, désigne une couleur bleue si générale qu’elle vagabonde depuis le bleu azur jusqu’au rouge sombre et au noir de la mort.

Il y a aussi ma couleur grecque préférée, γλαυκός, glauque, qui signifie d’abord « brillant », « luisant », « débordant de lumière », précisément pour définir la mer qui ruisselle de lumière. Les yeux d’Athéna sont glauques, « clairs comme ceux de la chouette », de couleur céruléenne, azur ou gris-azur.

William Gladstone (1809-1898), illustre homérisant et homme politique anglais, fut l’un des premiers à insister sur l’impression lumineuse des couleurs grecques. Aux siècles précédents, certains ayant en effet remarqué les mêmes bizarreries linguistiques dans la définition des couleurs chez d’autres peuples et jusque dans la Bible, un fervent débat académique avait éclaté sur la possibilité que les Anciens aient pu avoir une capacité physiologique de perception – au niveau de la rétine elle-même – inférieure à nos yeux, au point que l’on parlait de la cécité des Grecs.

Les théories de Darwin d’abord, et les études de physiologie et de médecine ensuite, démontrèrent irréfutablement le contraire : les Grecs voyaient la mer, les champs, le ciel, les paysages de la même couleur que nous les voyons aujourd’hui – ou peut-être d’une couleur plus belle encore, parce qu’ils ressentaient le besoin de l’exprimer d’une autre manière, une manière personnelle.

En définitive, les Grecs de l’Antiquité donnaient à chaque couleur une autre signification, un sens de luminosité, de gradation de clarté. Ils voyaient la lumière et ils en coloraient l’intensité : ainsi, le ciel est d’airain, vaste et étoilé, jamais simplement bleu, et les yeux sont glauques, scintillants, jamais simplement azur ou gris.

l’humanité »[2] telle est la réflexion de Friedrich Nietzsche dans l’aphorisme 426 d’Aurore, sur l’étrangeté chromatique des Grecs de l’Antiquité.

            Goethe, dans sa Théorie des couleurs, avait déjà observé que le lexique grec de la couleur est extraordinaire, c’est-à-dire loin de toute norme, tant il est différent du nôtre, tout comme leur langue était différente de la nôtre. Des associations chromatiques si inédites qu’elles ont conduit certains érudits du xviiie et du xixe siècle à prétendre que les Grecs ne voyaient pas les couleurs. Ils les voyaient bien – et comment – c’est simplement qu’ils les exprimaient autrement : pas de doute, les yeux des hommes sont et resteront toujours les mêmes.

            Les couleurs étaient avant tout pour les Grecs vie et lumière : une expérience entièrement humaine et non physique, optique, et qui n’a rien à avoir avec le spectre chromatique du prisme tel que l’a théorisé Isaac Newton.

            Homère, dans l’Iliade et l’Odyssée, ne mentionne que quatre couleurs : le blanc du lait, le rouge pourpre du sang, le noir de la mer, le jaune-vert du miel et des champs.

            Noir, μέλας, et blanc, λευκός, désignaient l’obscurité et la lumière (le mot latin lux, « lumière », a la même étymologie que la couleur grecque). Et, selon les Grecs, c’est précisément du mélange de la lumière et de l’ombre que se formaient les couleurs.

Le grec ξανθός désigne une couleur qui va du jaune au rouge et au vert : vert-de-gris, pourrions-nous peut-être dire. Sa teinte est celle, chaude, du grain mûr ; mais aussi des cheveux tout blonds des héros homériques ; jusqu’à la lumière rougeâtre du feu ardent qui illumine la nuit, ou du soleil, orange et rond, au crépuscule.

L’adjectif πορφύρεος signifie « agité », « en mouvement continu », « bouillonnant », et va jusqu’à désigner la couleur pourpre qui, du rouge sang, confine au bleu ; πορφυρεύς signifie le « pêcheur de pourpre », car les teintures provenaient d’une substance extraite de certains coquillages élaborée ensuite par la main d’habiles teinturiers.

La couleur κυάνεος, cyan, désigne une couleur bleue si générale qu’elle vagabonde depuis le bleu azur jusqu’au rouge sombre et au noir de la mort.

Il y a aussi ma couleur grecque préférée, γλαυκός, glauque, qui signifie d’abord « brillant », « luisant », « débordant de lumière », précisément pour définir la mer qui ruisselle de lumière. Les yeux d’Athéna sont glauques, « clairs comme ceux de la chouette », de couleur céruléenne, azur ou gris-azur.

William Gladstone (1809-1898), illustre homérisant et homme politique anglais, fut l’un des premiers à insister sur l’impression lumineuse des couleurs grecques. Aux siècles précédents, certains ayant en effet remarqué les mêmes bizarreries linguistiques dans la définition des couleurs chez d’autres peuples et jusque dans la Bible, un fervent débat académique avait éclaté sur la possibilité que les Anciens aient pu avoir une capacité physiologique de perception – au niveau de la rétine elle-même – inférieure à nos yeux, au point que l’on parlait de la cécité des Grecs.

Les théories de Darwin d’abord, et les études de physiologie et de médecine ensuite, démontrèrent irréfutablement le contraire : les Grecs voyaient la mer, les champs, le ciel, les paysages de la même couleur que nous les voyons aujourd’hui – ou peut-être d’une couleur plus belle encore, parce qu’ils ressentaient le besoin de l’exprimer d’une autre manière, une manière personnelle.

En définitive, les Grecs de l’Antiquité donnaient à chaque couleur une autre signification, un sens de luminosité, de gradation de clarté. Ils voyaient la lumière et ils en coloraient l’intensité : ainsi, le ciel est d’airain, vaste et étoilé, jamais simplement bleu, et les yeux sont glauques, scintillants, jamais simplement azur ou gris.


[1] Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. par É. Blondel, O. Hanson-Love, T. Leydenbach, Paris, Garnier-Flammarion, 2012. (N.d.T.)

[2] Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. par É. Blondel, O. Hanson-Love, T. Leydenbach, Paris, Garnier-Flammarion, 2012. (N.d.T.)