Anthologie — Les lettres d’amour

2 mars 2016
Texte :

Aristénète, Lettres d’amour, Les Belles Lettres, Texte établi et traduit par Jean-René Vieillefond. 2e tirage (1992), 2002.

Aristénète (début du VIe siècle ap. J.-C.) n’a laissé aucun témoignage ni sur sa vie, ni sur son œuvre. Même son nom est contesté. Toutefois, les recherches minutieuses des érudits ont permis d’établir que l’auteur des Lettres d’amour aurait vécu dans la première moitié du VIe siècle, à Constantinople. À cette époque, malgré les efforts de l’administration impériale pour éradiquer la culture classico-païenne, celle-ci se maintient, comme le montre le recueil d’Aristénète. L’ouvrage rassemble une cinquantaine de lettres, fictives, et traite avec humour des aléas de la vie amoureuse : coup de foudre, rendez-vous galants, hésitations, adultère, avortement, liaisons infamantes et mariages heureux sont évoqués avec grâce et légèreté.

REPÉRER LA PROIE — Philochoros à Polyen.

Le bel Hippias, du dème Alopéké, me disait récemment en me regardant d’un air courroucé : « Mon cher, tu vois celle-là, qui pose la main sur une petite servante. Comme elle est grande, comme elle est jolie et fort distinguée ! Pardieu, la femme est élégante, autant du moins qu’à première vue on peut le conjecturer d’un rapide examen. Allons-y ; rapprochons-nous et tentons notre chance sur la belle ». – « C’est une honnête femme, dis-je, je pense qu’elle le montre avec sa tunique pourpre et j’ai peur que notre entreprise soit bien téméraire. Examinons-la très attentivement, car je sais qu’on n’est pas du tout sans courir un danger ». Hippias eut un sourire de réprobation, puis, allongeant la main comme s’il voulait me donner une gifle, il me gronda : « Par Apollon, tu es un nigaud, me dit-il ; tu es absolument ignorant de ce qui concerne Aphrodite. Une honnête femme, à cette heure et en pleine ville, ne se promènerait pas en se pavanant comme elle le fait, et souriante à tout venant. Ne sens-tu pas, et de loin, comme elle répand une odeur de parfum ? N’as-tu pas entendu le bruit de ses bracelets sonores qu’elle secoue si agréablement, comme les femmes en ont l’habitude en relevant à dessein la main droite et en s’effleurant la poitrine : signaux galants qui leur servent pour attirer vers elles les jeunes gens ? Je me suis retourné, disait-il : elle aussi s’est retournée à son tour. À ses griffes je reconnais le lion. Il faut donc y aller, cher Philochoros, car rien ne nous gênera ; nous avons les meilleures chances. D’ailleurs la réalité le prouvera, comme disait le passeur du fleuve. Et ce que nous attendons, il est évident que nous le réaliserions facilement si nous le voulions ». Il s’approcha donc, la salua et, lui adressant la parole, il lui déclara : « Au nom de ta beauté, Madame, tu me permets bien de m’entretenir à ton sujet un instant avec ta servante ? Nous ne dirons rien avec cette petite fille que tu ne saches et nous ne solliciterons aucune faveur gratuite d’Aphrodite. Nous te récompenserons comme tu le voudras. D’ailleurs, je le sais, tu ne voudras rien que de raisonnable. Accepte, ma belle ». La femme témoignait d’un gracieux consentement par ses yeux pleins de désirs complaisants. Et ce n’était pas une promesse hypocrite qu’elle manifestait ; elle s’était arrêtée toute rougissante et elle jetait un de ces regards enflammés dont la séduisante douceur évoquait le scintillement que produit l’or pur. Alors Hippias se tourna vers moi et me dit : « Je pense que je n’avais pas mal conjecturé sur le caractère de cette femme. Je l’ai rapidement convaincue sans dépenser beaucoup de temps ni de longs discours. Toi, tu es encore novice en ces affaires. Mais suis-moi et apprends. Profite d’un maître en galanterie. Car pour la science des galanteries je me flatte d’être plus malin que personne ».

Lettres d’amour, I, 4

UN JOLI GARÇON — Philostrate à Évagoras.

Une femme interrogeait sa petite servante : « Au nom des Grâces, que te semble du garçon que j’aime ? Pour moi je le trouve beau, mais, comme je l’aime, il se peut que je me trompe dans mon jugement sur mon chéri et que mon jugement soit faussé par mon amour. Dis-moi aussi ce que disent les femmes qui le voient. Est-ce qu’elles font des compliments sur sa beauté, est-ce qu’elles la contestent en évitant de le regarder ? » L’autre, ne songeant qu’à débaucher sa maîtresse, lui répond : « Par Artémis, j’ai entendu beaucoup de femmes, et de mes propres oreilles, qui tout près du jeune homme déclaraient des choses de ce genre : Voilà un joli garçon, voilà pour la beauté un chef-d’œuvre de la nature ! C’est ainsi qu’il fallait sculpter les Hermès au lieu de les représenter sous les traits d’Alcibiade. Heures chéries, quelle jolie beauté ! Le jeune homme est charmant, parce qu’il est fier de sa beauté, sans toutefois atteindre l’orgueil, mais en parvenant à la distinction et à la grande classe. Pour tomber amoureuse du garçon il suffit de sa chevelure bouclée, belle en soi mais encore embellie du fait qu’elle encadre son front et descend le long des oreilles jusqu’à la barbe naissante. Quant à son petit manteau, comme il a de jolies couleurs, car il ne reste pas d’une seule teinte mais chatoie en changeant de nuances ! Voilà bien l’amant de nos rêves dans toute sa première jeunesse ».

Lettres d’amour, I, 11

Mimiques et langages des signes ?

Avant qu’ils ne s’unissent, les corps se font des promesses. Encore faut-il pouvoir les décrypter. Dans la littérature antique, une femme qui rougit est déjà à moitié conquise. Au banquet, boire dans la coupe de l’être désiré, poser ses lèvres là où d’autres ont laissé leur empreinte, équivaut à un baiser. Donner la main pour descendre d’un lit de table est l’assurance de monter dans celui de la chambre. Écrire en silence le nom de l’amant avec un goutte de vin, faire semblant de trébucher pour attirer l’attention et montrer que l’on « tombe amoureuse » ou encore caresser par inadvertance et en s’excusant, participent des ruses muettes du jeu amoureux. Au jeu de cottabe ou aux osselets, lancer le vin ou les osselets en prononçant un nom mais en regardant un autre convive est une promesse plus pour l’objet du regard que pour celui du discours.

LANGAGE DES SIGNES — Stésichore à Ératosthène.

Une femme passait sur une place, ayant près d’elle son époux, avec tout autour une rangée de domestiques. Elle aperçoit son amant qui s’avançait, et soudain elle combine un plan ingénieux pour pouvoir non seulement regarder, mais aussi toucher astucieusement son bien-aimé, et même, à l’occasion, écouter ses paroles. Elle glissa (ou fit semblant) et tomba sur un genou. Son amant s’associe aux intentions de la femme, comme s’ils en avaient convenu, il lui tend la main et la relève de sa chute en la prenant par la main droite, puis enlace ses doigts à ceux de la femme et, comme je le pense, leurs deux mains tremblaient d’amour. L’amant la consola de son accident simulé en lui disant sans doute quelques mots, et il reprit sa marche. Quant à elle, comme si elle souffrait, elle porte secrètement sa main à sa bouche et pose un baiser sur ses doigts, parce que lui les avait touchés ; bien mieux, elle les appuya amoureusement sur ses yeux, comme si elle essuyait de ses paupières qu’elle pressait vainement une larme d’hypocrisie.

Lettres d’amour, I, 9

DÉCLARER SA FLAMME — Lamprias à Phlippidès.

Victime d’un amour inavoué, je me disais à moi-même dans mon embarras : « Personne ne sait de quel trait est frappé mon cœur, sinon toi qui l’a blessé à mort et ta mère qui t’a joliment instruite en la matière ! Je ne peux en effet dire à personne la passion dont je souffre. Or ceux qui en souffrent ne font qu’augmenter leur amour s’ils le cachent et le taisent. Quelle que soit la peine de cœur, en racontant son chagrin on allège le poids des soucis. Du même trait dont tu as frappé mon âme, puisses-tu, Éros, atteindre ma bien-aimée, ou plutôt moins cruellement, afin de ne pas détruire sa beauté par des souffrances »... On m’annonce tout de suite ; j’entre dans la maison et je vais à sa rencontre. Ma bien-aimée engage la conversation ; la grâce de sa personne, la suave odeur de ses parfums accompagnent ses paroles, et son regard pudique est bien fait pour ensorceler le véritable amant. Je vis le bout de ses mains et de ses pieds, brillants indices de la beauté, et je vis son visage, son beau visage. Je regardais un peu de sa poitrine qu’elle avait négligé de couvrir. Cependant je n’ai pas osé déclarer ouvertement ma passion ; à grand peine je pus balbutier du bout des lèvres : « C’est à toi, Éros, car tu en as le pouvoir, de la préparer à faire la première avance, à m’attirer vers elle, à me conduire jusqu’au lit ». À peine avais-je prononcé cette prière en m’adressant au très puissant Éros que celui-ci m’écouta bienveillamment et exauça mon souhait. Elle me prit la main et me caressa les doigts en tirant doucement sur les jointures, sourit doucement, son regard montrant un vif désir : tout à l’heure sérieux, il était devenu passionné. Transportée d’un délire amoureux, elle me saisit le cou, m’attira contre elle, me donna un baiser si fou que j’eus de la peine à dégager mes lèvres et elle m’écrasa la bouche. Lorsque ses lèvres s’entrouvrirent, une suave haleine, qui ne le cédait en rien aux parfums exotiques, se répandit dans mon âme. Pour le reste (tu sais ce dont il s’agit), tu te le représentes, mon cher, sans avoir besoin d’explication inutile. Je te dirai simplement ceci : nous avons rivalisé toute la nuit, jouant à qui des deux se montrerait le plus ardent, et pendants ces débats amoureux où nous échangions des compliments, des mots se perdaient à moitié sous l’effet du plaisir.

Lettres d’amour, I, 16

ÉROS CHARLATAN — Mantithéos à Aglaophôn.

Une femme du nom de Thelxinoé, pour se donner l’air d’une personne sérieuse, abaissait sa mantille sur ses yeux et de cette manière réussissait à jeter par dessous un regard furtif, mystifiant ainsi les jeunes gens qui ne se doutaient de rien. Le loup ressemble au chien, l’animal le plus féroce à l’animal le plus doux. Pamphilos avait, je ne sais comment, saisi son regard et, dès qu’il la vit, en tomba subitement amoureux. Il reçut par ses yeux l’émanation de cette beauté, en fut amoureux enflammé et il s’agitait comme un bœuf piqué des taons. Mais il hésitait à déclarer sa passion, craignant de choquer cette apparente pruderie. La femme comprit l’intention du garçon, car elle avait de la question une longue expérience. L’homme alla trouver l’amoureux, non comme entremetteur, mais comme spécialiste en magie. Après maintes charlataneries il lui annonça qu’il était le seul à pouvoir asservir par des moyens surnaturels cette femme au jeune homme. Il commença par exiger de lui bon nombre de pièces d’or, puis, avec des paroles mystérieuses, il amena la femme aux pieds du soupirant, comme il s’était vanté de le faire en lui désignant celle qui s’avançait vers lui. Celle-ci, pour soutenir cette comédie, commença par dîner avec lui tout en restant voilée, ce qui était à demi convenable ; elle ne goûta qu’un peu aux mets servis dans la vaisselle d’argent, mais pour ceux de la vaisselle d’or elle les dévora presque. Ensuite elle reconnaissait finalement qu’elle était aussi éprise que lui, que c’était alors le premier amour qu’elle ressentait, et ses agissements imitaient parfaitement ceux d’une femme amoureuse. Souvent elle pleurait auprès du garçon, tantôt déplorant sa passion, tantôt se lamentant amèrement sur l’honneur qu’elle avait perdu ; et le Crétois paraissait ignorer la mer ! Quant à l’individu, il traça quelques signes cabalistiques et à chaque fois s’extasiait de sa réussite, en levant la main pour marquer sa victoire inattendue. Ces manœuvres se renouvelèrent deux, trois fois, et même plus souvent. Finalement, lorsqu’ils eurent dépouillé de ses biens le malheureux amoureux et l’eurent laissé plus nu qu’un clou, ils l’abandonnèrent dans la plus extrême indigence, sans plus s’occuper de lui. Notre amoureux, que sa passion rendait fou de douleur, supplia le magicien de soumettre à nouveau la femme à ses sortilèges, car, toujours victime de la supercherie, il pensait que les choses devaient encore se passer ainsi. Mais l’autre lui dit : « Mon cher, dans ce genre d’affaire notre art ne dure qu’un temps ; d’ailleurs tu en as suffisamment profité ».

Lettres d’amour, II, 18