Anthologie — Les ides de Mars

23 mars 2016
Texte :

La mort de César selon Suétone dans une traduction inédite de Guillaume Flamerie de Lachapelle, Maître de conférences de latin à lUniversité Bordeaux Montaigne.

[4] La conspiration contre lui réunit plus de soixante personnes ; à sa tête étaient Gaius Cassius, Marcus et Décimus Brutus. Ils commencèrent par hésiter : se sépareraient-ils pour que les uns le jettent du pont et les autres l’attendent en bas et l’égorgent, au Champ de Mars, pendant qu’il appellerait, lors des élections, les tribus à voter ? ou bien l’attaqueraient-ils sur la Voie Sacrée, ou peut-être à l’entrée du théâtre ? Mais une fois qu’une séance du Sénat eut été fixée dans la curie de Pompée aux ides de Mars, ils donnèrent facilement leur préférence à ce moment et à ce lieu.

            81. Cependant, des prodiges manifestes annoncèrent à César l’imminence de son assassinat. Quelques mois mois auparavant, alors que les colons menés dans la colonie de Capoue en vertu de la loi Julia avaient démoli de très anciennes sépultures pour construire des exploitations agricoles et qu’ils le faisaient d’autant plus activement qu’ils découvraient en fouillant quantité de petits vases de facture ancienne, on trouva dans le tombeau dans lequel avait été, disait-on, enseveli Capys, le fondateur de Capoue, une tablette de bronze sur laquelle était gravée une inscription, en lettres et en langue grecques, annonçant qu’une fois les ossements de Capys mis au jour, un descendant d’Iule succomberait aux coups de ses parents et serait vengé peu après au prix de grandes catastrophes pour l’Italie. [2] Afin qu’on n’aille pas croire, dans cette histoire, à une fable ou à une invention, j’ajoute que Cornélius Balbus, un très proche ami de César, l’atteste. Dans les tout derniers jours, César apprit que les troupeaux de chevaux qu’il avait consacrés au fleuve Rubicon au moment où il le traversait, et qu’il avait lâchés en liberté et sans gardien, refusaient avec un entêtement extrême de se nourrir et pleuraient d’abondance. Et pendant qu’il procédait à un sacrifice, l’haruspice Spurinna l’engagea à prendre garde à un péril qui ne serait pas différé au-delà des ides de Mars. [3] Par ailleurs, la veille de ces mêmes ides, alors qu’un roitelet, tenant dans son bec un petit rameau de laurier, se dirigeait vers la curie de Pompée, des oiseaux de différentes espèces quittèrent les bois voisins pour le poursuivre et le déchirer au même endroit. Du reste, la nuit précédant le meurtre, lui-même aussi se vit dans son sommeil tantôt voler au-dessus des nuages, tantôt serrer la main de Jupiter ; quant à Calpurnia, son épouse, elle se représenta en songe que le toit de leur demeure s’écroulait et que son mari était criblé de coups sur sa poitrine ; alors soudain, les portes de leur chambre s’ouvrirent d’elles-mêmes.

[4] À cause de ces signes, et à cause aussi de sa santé fragile, il fut pris d’une longue hésitation : ne resterait-il pas chez lui et ne reporterait-il pas ce qu’il avait projeté de régler devant le Sénat ? Mais finalement, poussé par Décimus Brutus à ne pas faire faux bond aux sénateurs réunis en nombre qui l’attendaient depuis longtemps, il sortit vers la cinquième heure ; quand un passant lui tendit un billet qui révélait le piège, il le mit avec tous les autres billets qu’il tenait dans sa main gauche, en comptant le lire un peu plus tard. Ensuite, après avoir immolé plusieurs victimes et bien qu’il ne pût obtenir de bons présages, il entra dans la curie au mépris des règles religieuses, en se moquant de Spurinna et en lui reprochant d’avoir menti, puisque, disait-il, on était arrivé aux ides de Mars sans qu’il eût subi aucun dommage ; toutefois son interlocuteur lui répondit qu’on y était arrivé, mais qu’on ne les avait point dépassées.

            82. Il était en train de s’asseoir quand les conspirateurs l’entourèrent sous prétexte de lui rendre leurs hommages, et tout de suite Cimber Tullius, qui avait obtenu le premier rôle, approcha de plus près, comme s’il avait l’intention de solliciter quelque faveur ; César refusa et d’un geste repoussa la requête à un autre moment ; Tullius lui saisit alors la toge, au niveau des deux épaules ; ensuite, César crie « Mais c’est de la violence ! », l’un des deux Casca le blesse par derrière, un peu au dessous de la gorge. [2] César saisit le bras de Casca, le transperça de son poinçon et tenta de s’élancer, mais il fut arrêté par une autre blessure ; quand il se rendit compte qu’il était visé par des poignards qu’on dégainait de toutes parts, il s’enveloppa la tête dans sa toge, et fit en même temps glisser, de sa main gauche, les plis jusqu’au bas des jambes, afin de tomber plus honorablement, puisque même le bas du corps était couvert. Et ainsi fut-il criblé de vingt-trois blessures, ayant lâché seulement un gémissement au premier coup, sans prononcer un mot, même si certains auteurs ont rapporté qu’il dit à Marcus Brutus, alors que celui-ci se ruait sur lui : « Toi aussi, mon fils ! ». [3] Tandis que tous s’enfuyaient de toutes parts, il resta longtemps étendu, privé de vie, jusqu’à ce que trois petits esclaves le mettent sur une civière, un bras pendant, et le ramènent chez lui. Et sur tant de blessures, au rapport du médecin Antistius, on n’en trouva pas une seule qui fût mortelle, sauf celle qu’il avait reçue en second lieu, à la poitrine.

[4] Les conjurés avaient eu l’intention de traîner le cadavre de leur victime au Tibre, de confisquer ses biens et de casser ses actes officiels, mais, par crainte du consul Marc-Antoine et du maître de cavalerie Lépide, ils y renoncèrent.

            83. Ainsi donc, à la demande de Lucius Pison, son beau-père, on ouvre son testament et on en fait lecture dans la demeure d’Antoine ; César l’avait rédigé aux dernières ides de septembre[1], dans son domaine de Lavicum, et l’avait confié à la grande Vestale. Quintus Tubéron rapporte qu’il avait désigné comme héritier, par écrit et de manière répétée, depuis son premier consulat jusqu’au début de la guerre civile, Gnaeus Pompée, et qu’il avait été fait lecture de cette volonté devant les soldats réunis en assemblée. [2] Mais dans son ultime testament, il institua trois héritiers, les petits-fils de ses sœurs : Gaius Octavius, à hauteur des trois-quarts de ses biens, ainsi que Lucius Pinarius et Quintus Pédius, pour le quart restant ; à la toute fin de son testament, il adopta même Gaius Octavius et lui légua son nom ; il nomma bon nombre de ses meurtriers parmi les tuteurs de son fils, au cas où il lui en naîtrait un, et même Décimus Brutus parmi les héritiers de deuxième ligne[2]. Au peuple, à titre collectif, il légua ses jardins jouxtant le Tibre et trois cents sesterces par personne.

            84. Une fois fixée la date des funérailles, un bûcher fut dressé sur le Champ de Mars, à côté du tombeau de Julia, et devant les rostres fut bâtie une chapelle dorée, à l’imitation du temple de Vénus Génitrix ; à l’intérieur se trouvait un lit d’ivoire tendu d’or et de pourpre, et, à sa tête, un trophée avec la tenue dans laquelle il avait été tué. Comme la journée semblait ne pas devoir suffire aux gens venus déposer des offrandes, on décida que, sans observer l’ordre habituel, chacun apporterait son présent au Champ de Mars en suivant dans la ville le chemin qu’il voudrait. [2] Au milieu des jeux funèbres, on chanta des morceaux destinés à susciter de la pitié et de la haine devant le meurtre de César, notamment ce vers, extrait du Jugement des armes de Pacuvius :

            « Les ai-je donc sauvés pour qu’ils fussent les auteurs de ma perte ? »

et d’autres empruntés à l’Électre d’Atilius, de la même eau. En guise d’éloge funèbre, le consul Antoine fit proclamer par un crieur le sénatus-consulte qui avait accordé au défunt simultanément tous les honneurs divins et humains, ainsi que le serment par lequel tous les sénateurs  s’étaient engagés à veiller à son salut personnel ; à ces déclarations officielles il n’ajouta que très peu de mots de son cru. [3] Des magistrats en exercice ou sortis de charge portèrent le lit funèbre au forum, devant les rostres. Alors qu’une partie des gens entendaient le brûler dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin, et que d’autres entendaient le faire dans la curie de Pompée, soudain deux hommes, ceignant un glaive et brandissant chacun deux javelots, l’embrasèrent avec des torches qui brûlaient là et aussitôt la foule des spectateurs entassa du petit bois sec, les tribunaux des juges ainsi que leurs banquettes, enfin tout ce qui à proximité pouvait tenir de lieu de présents. [4] Ensuite, des joueurs de flûte et des acteurs ôtèrent, déchirèrent et jetèrent au feu les tenues prises à l’appareil de ses triomphes qu’ils avaient revêtues pour la circonstance présente ; les légionnaires issus de ses troupes de vétérans y jetèrent les armes qu’ils arboraient pour célébrer les funérailles ; nombre de matrones jetèrent aussi les bijoux qu’elles portaient, ainsi que les bulles[3] et les prétextes de leurs enfants.

[5] Au plus fort du deuil public, une foule de nations étrangères firent entendre leurs lamentations par groupes, chacune suivant son habitude, et en particulier les Juifs, qui se rassemblèrent plusieurs nuits d’affilée autour de son tombeau[4].

            85. La plèbe, immédiatement après les funérailles, se dirigea vers la maison de Brutus et vers celle de Cassius, des torches à la main ; après avoir été repoussée avec peine, elle croisa Helvius Cinna et le tua à cause d’une erreur sur son nom, croyant qu’il s’agissait de Cornélius, qu’elle traquait après sa violente harangue de la veille touchant à César ; puis elle planta sa tête sur une pique et la promena partout. Par la suite, elle fit ériger sur le forum une colonne massive de presque vingt pieds, en pierre de Numidie, en y apposant l’inscription Au Père de la Patrie. La plèbe continua longtemps de faire des sacrifices près de la colonne, d’y former des vœux, d’y trancher certaines querelles en jurant par César.

            86. César laissa à certains des siens l’impression qu’il n’avait pas voulu vivre plus longtemps, qu’il ne s’était pas soucié de voir sa santé décliner, et que pour cela même il négligeait les avertissements de la religion et les propos de ses amis. Il se trouve des gens pour penser que c’est pour s’être fié entièrement au dernier sénatus-consulte et au serment des sénateurs qu’il avait renvoyé même ses gardes hispaniques, qui l’escortaient équipés de glaives. [2] D’autres estiment au contraire qu’il préféra succomber une fois pour toutes aux pièges qui le menaçaient de tous les côtés que d’être perpétuellement aux aguets ; d’aucuns rapprtent encore* qu’il avait coutume de répéter que son salut avait moins d’importance pour lui-même que pour l’État ; qu’il avait obtenu depuis longtemps déjà son compte de puissance et de gloire ; que l’État, s’il arrivait quelque chose à sa personne, ne serait plus en paix et allait au-devant de guerres civiles d’une nature encore bien pire.

            87. Il est un fait bien établi pour à peu près tout le monde : il obtint une mort pratiquement conforme à sa volonté. Car un jour, après avoir lu dans Xénophon que Cyrus, dans sa dernière maladie, avait donné certaines consignes relatives à ses funérailles[5], méprisant un genre de mort si lent, il en avait souhaité pour lui une qui fût soudaine et rapide ; la veille de son assassinat, lors d’une discussion qui était née au cours d’un dîner chez Marcus Lépidus, et qui avait pour objet de déterminer la fin de vie la plus plaisante, il avait donné la préférence à une issue subite et inattendue.

            88. Il mourut dans sa cinquante-sixième année, et fut compté au nombre des dieux, non seulement en vertu d’une motion adoptée dans une séance du Sénat, mais aussi suivant la conviction profonde de la masse. Car lors des jeux qu’Auguste, son héritier, donnait pour la première fois en l’honneur de César divinisé, une comète brilla pendant sept jours consécutifs, en apparaissant vers la onzième heure ; l’on crut que c’était l’âme de César accueilli au ciel ; et c’est la raison pour laquelle on ajoute une étoile au-dessus de sa tête quand on le représente. On décida de murer la curie dans laquelle il avait été assassiné, d’appeler « Jour du parricide » les ides de Mars, et de défendre que le Sénat se réunît jamais ce jour-là.

            89. Parmi ses assassins, presque aucun ne lui survécut plus de trois ans ni ne connut une mort naturelle. Tous furent condamnés et périrent d’une façon ou d’une autre, les uns dans un naufrage, d’autres au combat ; quelques-uns se tuèrent avec le même poignard qui leur avait servi à profaner la personne de César.


[1] Le 13 septembre 45 av. J.-C.

[2] Les héritiers de deuxième ligne touchaient le testament seulement si ceux de première ligne, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient ou ne voulaient recevoir le legs dont ils bénéficiaient.

[3] Médaillon rempli d’amulettes que les enfants de naissance libre abandonnaient en même temps que la prétexte.

[4] Par reconnaissance envers César, vainqueur de Pompée, qui avait soumis Jérusalem et avait pénétré dans le Saint des Saints.

[5] Xénophon, Cyropédie, VIII, 7.