Sondages ou divination, nécessité ou probabilité

Texte :

Qui ne se rappelle pas, en ces mois d’élection présidentielle, du séisme du 21 avril 2002 qui déjoua tous les pronostics. Plus que la défaite de tel ou tel parti, cette date marquait la faillite des instituts de sondage. Curieusement, depuis lors, alors même que leur science de l’investigation statistique s’est perfectionnée, ses oracles du monde politique moderne se sont faits plus discrets et sont consultés avec plus de parcimonie. Quinze ans après, ils se montrent même circonspects. Au-delà de cette curiosité toute humaine de connaître l’avenir, il nous a paru bon de rétablir, par analogie, la place que les Romains accordaient à la prédiction en politique.

Qui mieux que Cicéron, homme politique aguerri, pour nous faire réfléchir à la question dans l’un de ses derniers dialogues philosophiques, le De Diuinatione ? Que le monde soit régi par la nécessité ou la contingence, à quoi bon connaître l’avenir ?

Atque ego ne utilem quidem arbitror esse nobis futurarum rerum scientiam. Quae enim uita fuisset Priamo, si ab adulescentia scisset quos euentus senectutis esset habiturus? Abeamus a fabulis, propiora uideamus. Clarissimorum hominum nostrae ciuitatis grauissimos exitus in Consolatione conlegimus. Quid igitur? Vt omittamus superiores, Marcone Crasso putas utile fuisse tum, cum maxumis opibus fortunisque florebat, scire sibi interfecto Publio filio exercituque deleto trans Euphratem cum ignominia et dedecore esse pereundum? An Cn. Pompeium censes tribus suis consulatibus, tribus triumphis, maximarum rerum gloria laetaturum fuisse, si sciret se in solitudine Aegyptiorum trucidatum iri amisso exercitu, post mortem uero ea consecutura, quae sine lacrimis non possumus dicere ? Quid uero Caesarem putamus, si diuinasset fore ut in eo senatu quem maiore ex parte ipse cooptasset, in curia Pompeia, ante ipsius Pompei sirnulacrum, tot centurionibus suis inspectantibus, a nobilissumis ciuibus, partim etiam a se omnibus rebus ornatis, trucidatus ita iaceret, ut ad eius corpus non modo amicorum, sed ne seruorum quidem quisquam accederet, quo cruciatu animi uitam acturum fuisse? Certe igitur ignoratio futurorum malorum utilior est quam scientia. Nam illud quidem dici, praesertim a Stoicis, nullo modo potest: « Non isset ad arma Pompeius, non transisset Crassus Euphratem, non suscepisset bellum ciuile Caesar ». Non igitur fatalis exitus habuerunt. Vultis autem euenire omnia fato: nihil ergo illis profuisset diuinare ; atque etiam omnem fructum uitae superioris perdidissent ; quid enim posset iis esse laetum exitus suos cogitantibus? Ita, quoquo sese uerterint Stoici, iaceat necesse est omnis eorum sollertia. Si enim id, quod euenturum est, uel hoc uel illo modo potest euenire, fortuna ualet plurimum; quae autem fortuita sunt, certa esse non possunt. Sin autem certum est quid quaque de re quoque tempore futurum sit, quid est quod me adiuuent haruspices? Cum res tristissumas portendi dixerint, addunt ad extremum omnia leuius casura rebus diuinis procuratisi. Si enim nihil fit extra fatum, nihil leuari re diuina potest.

Je pense, quant à moi, que la connaissance de l’avenir est même inutile pour nous. Car quelle eût été la vie de Priam s’il avait su dès son jeune âge quels événements l’accableraient dans sa vieillesse ? Mais laissons là les légendes et considérons des faits plus proches de nous. J’ai réuni dans ma Consolation  les morts les plus épouvantables des hommes les plus distingués de notre cité. Quoi donc ? Pour ne rien dire des cas plus anciens, crois-tu qu’il aurait été utile à Marcus Crassus, prospérant au milieu des richesses et des succès les plus insignes, de savoir qu’un jour, après avoir assisté à la mort de son fils Publius et à la destruction de son armée, il devrait mourir au-delà de l’Euphrate dans l’humiliation et le déshonneur ? Ou bien penses-tu que Cnaeus Pompée aurait été enclin à se réjouir de ses trois consulats, de ses trois triomphes et de la gloire due aux plus grands entreprises, s’il avait su d’avance qu’il serait assassiné dans le désert égyptien après la défaite de son armée, et qu’après sa mort se produiraient des événements que je ne puis évoquer sans pleurer ? Et César ? Quelle vie de tourments aurait-il menée s’il avait appris par la divination que ce serait au milieu de sénateurs dont il avait personnellement coopté la plupart, dans la curie Pompeia, devant la statue de Pompée lui-même, sous les yeux d’un si grand nombre de ses centurions, qu’il tomberait frappé par les citoyens les plus nobles et en partie comblés par lui-même de tous les bienfaits ? et que son corps serait abandonné par terre sans qu’aucun de ses amis et même de ses esclaves ne s’approchât de lui ? Par conséquent l’ignorance des malheurs futurs est plus utile que leur connaissance. Car on ne peut absolument pas répondre-et les stoïciens moins encore que personne- que, dans ce cas, Pompée n’aurait pas pris les armes, Crassus n’aurait pas passé l’Euphrate, César n’aurait pas entrepris la guerre civile. Mais alors leur mort n’a pas été prévue par le destin ; or vous voulez que tout se produire en vertu du destin. La divination n’aurait donc été d’aucun profit pour ces hommes, car ils auraient même perdu tout le bonheur de leur vie antérieure à ces malheurs. Quel plaisir auraient-ils pu goûter à la pensée de leur mort ? Ainsi, de quelque côté que les stoïciens se tournent, toute leur argutie tombe nécessairement par terre. En effet, si l’avenir peut se produire de telle ou telle manière, la fortune est souveraine ; mais ce qui dépend de la fortune ne peut être certain. Et si chaque événement et le moment auquel il doit se produire sont déterminés d’avance, quel service les haruspices peuvent-ils me rendre ? Une fois qu’ils ont annoncé les événements les plus terribles, ils ajoutent, pour conclure, que tous les malheurs s’atténueront une fois les rites d’expiation célébrés : de fait, si rien n’arrive en dehors du destin, rien ne peut être allégé par les rites religieux.

Cicéron, De diuinatione, II, IX, 22-24 et X, 25

Traduction de G. Freyburger et J. Scheid

            Sous la République, la divination était un aspect à part entière de la vie publique. Reposant sur les auspices, les oracles sibyllins, l’extispicine, l’haruspicine, parfois sur la consultation d’oracles étrangers, c’était une pratique presque automatique pour révéler l’accord ou le désaccord des dieux (sorte de référendum divin !). Assistés de leurs augures, les magistrats prenaient les auspices (observation des oiseaux) et établissaient la signification de tout signe annoncé ou constaté. La complexité des pratiques (auspices impétratifs, oblatifs, prodiges…) légitimait en droit public toute décision. On imagine bien les détournements à des fins personnelles de la lecture de ces signes, de même, toute chose étant égale, les généralisations tirées d’un petit panel de personnes sondées.

            Pour « sonder » la volonté des dieux, la divination pouvait passer par l’inspection des entrailles (foie, poumons, vésicule biliaire, péritoine, cœur) au cours d’un sacrifice. La recherche systématique et inquiète de l’accord des dieux faisait ainsi feu de toutes sortes d’événements, sur le statut des signes desquels il fallait néanmoins trancher. Il en va de même de la question de la représentativité (c’est à dire de la signification, et donc de la pertinence) du panel (établi sur des critères sociaux, professionnels, géographiques…) choisi.

            L’audace intellectuelle de Cicéron par rapport à ces pratiques systématiques pour la détermination du politique est d’avoir rappelé l’homme à sa finitude en soulignant l’inanité de la connaissance de l’avenir, quelle qu’elle soit. Sa connaissance de l’avenir, qu’ajoute-t-elle à l’action ? Bien des hommes politiques contemporains auraient-ils continué dans leur parcours s’ils avaient écouté les oiseaux de mauvais augure ? Que vaut le bricolage prospectif des hommes face à la destinée et au réel souvent confus, incertain et imperscrutable ? En définitive, quoi penser ?

« On rencontre sa destinée

Souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter »

La Fontaine, Fables, VIII, 16

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