Socrate, un homme dangereux - Entretien avec Christopher Bouix

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Christopher Bouix, comment vous présenter? Quel a été votre itinéraire intellectuel?

J'ai 34 ans et j'ai été successivement étudiant, libraire, bibliothécaire, prof. Je travaille aujourd'hui dans l'édition, et je me lance, avec Socrate, dans la littérature jeunesse !

Aujourd’hui vous proposez un livre sur Socrate : s’agit-il d’une biographie?
Oui et non. C'est une biographie dans la mesure où l'on suit l'itinéraire d'un personnage historique de ses premières années jusqu'à sa mort. Mais l'ambition de ce livre, c'est avant tout de pouvoir être lu comme un roman, en même temps que de donner les principales "clés" pour comprendre la pensée de Socrate.

Le travail a donc consisté à reconstituer son parcours dans le contexte de l'Athènes démocratique du Ve siècle. Je me suis servi, pour cela, de petits indices laissés çà et là dans les dialogues de Platon. On sait par exemple que Socrate, étant jeune, fréquentait le quartier du Céramique qui était le quartier "mal famé" d'Athènes. Il dit aussi lui-même s'être posé, dès son plus jeune âge, des questions plus ou moins existentielles : qu'est-ce que l'âme ? qu'est-ce que le monde ? etc. On sait enfin qu'il s'est engagé, comme élève, auprès du sophiste Prodicos. J'ai donc imaginé un Socrate adolescent, que son père destine à devenir artisan, mais qui, au mépris des conventions et de l'opinion commune, parvient à trouver sa propre voie. La philosophie.

Ce livre propose de retracer cet itinéraire intellectuel. Mais il offre aussi un regard sur l'Athènes de l'époque : la démocratie, Périclès, la peste, la guerre du Péloponnèse, le scandale des Hermès, le Parthénon, l'âge des démagogues. Tout y est !

Enfin, mon objectif était de proposer aux jeunes lecteurs des extraits de Platon, de Thucydide, d'Aristophane et de Xénophon, tous référencés, afin de les initier à cette littérature exceptionnelle.

A quel public s’adresse l’ouvrage ? Pourquoi?

C'est un livre fait pour les collégiens et les lycéens parce que les questions qu'il soulève sont celles qui agitent notre jeunesse. Des questions qui résonnent avec l'actualité d'abord : Qu'est-ce que la liberté de penser ? A-t-on le droit de tout dire en démocratie ? Comment lutter face aux fanatismes ? La démocratie mène-t-elle toujours au populisme ?

Mais aussi des questions en rapport avec les choix que l'on fait dans la vie : Comment trouver sa voie ? Qu'est-ce qu'une vie "juste" ? Qu'est-ce qu'une vie réussie ? Qu'est-ce que l'amour ? Pourquoi le bonheur n'est-il pas un état mais une pratique ?

Socrate apporte des réponses à toutes ces questions. Mais, plus encore : il nous pousse à réfléchir. Sans aucun verbiage. Sans aucune position de supériorité. En utilisant des mots simples et un langage accessible.


Comment avez-vous travaillé? Quelles ont été vos sources?

J'ai travaillé en priorité sur les sources anciennes et, si possible, contemporaines de Socrate. Platon en premier lieu. Mais aussi Xénophon, dont je trouve la lecture très agréable. Un peu de Thucydide et d'Aristophane pour couronner le tout.

En seconde main, j'ai aussi puisé, mais avec beaucoup de réserve, chez Diogène Laërce et Plutarque.

Pour ce qui concerne les ouvrages d'histoire traitant du contexte athénien, il en existe un grand nombre, que les lecteurs de La Vie des Classiques connaissent bien ! Je me contenterai de conseiller aux curieux les livres de Jacqueline de Romilly (notamment sa biographie d'Alcibiade) et ceux de Claude Mossé. Pour bien comprendre la démocratie, le livre de Mogens H. Hansen reste, à mon sens, incontournable. Et pour ce qui est du fonctionnement économique de la Grèce, un gros volume très précieux qui éclaire bien des choses : Les Finances des cités grecques de Léopold Migeotte.


On parle souvent des deux Socrate, celui de Platon ou celui de Xenophon? Y a -t-il d’autres sources? Des découvertes récentes?

Platon et Xénophon sont en effet les deux pendants de la tradition socratique, à laquelle je me suis tenu. Le portrait qu'ils dressent du philosophe est parfois discordant mais, dans les grandes lignes, on s'y retrouve. Le Socrate de Platon est traditionnellement tenu pour être plus complexe. Plus philosophe en tout cas. Mais le Socrate de Xénophon, par son côté terre à terre, n'est pas sans charme.

J'ai essayé de composer avec ces deux versants pour proposer un personnage à la fois attachant, vivant, coloré et tout entier consacré à l'exercice de la sagesse.

Quant aux découvertes plus récentes, ce sont surtout les avancées archéologiques des dernières décennies qui m'ont aidé à dépeindre une Athènes le plus réaliste possible.


Tout n’a pas été dit sur Socrate?

Je ne suis pas certain, sur quelque sujet que ce soit, que "tout" puisse en être dit. Il est vrai qu'un nombre incalculable de livres ont déjà été écrits sur Socrate. Mais aucun qui s'adresse aux jeunes, collégiens et lycéens, qui sont pourtant les plus susceptibles d'être intéressés par la vie et l'oeuvre d'un penseur dissident, condamné à mort sous le prétexte, justement, de corrompre la jeunesse.

Et c'est vrai que Socrate dynamite tout sur son passage : le travail, la société de consommation, la bonne moralité, la politique, etc. Il incarne une forme de révolte et de résistance face aux idées toutes faites dont on nous bassine à longueur de journées, aujourd'hui plus que jamais.

L'important pour moi, c'était donc de montrer aux jeunes lecteurs que Socrate est tout sauf un vieux bonhomme gâteux et inoffensif, mort il y a 2500 ans. Comme le dit le titre du livre : c'est un homme dangereux !


Une pointe d’utopie : que ce serait-il passé s’il n’avait pas été condamné et bu la ciguë?

Au risque de vous surprendre, je pense que la condamnation et la mort de Socrate sont la meilleure chose qui pouvaient arriver. Toute la philosophie occidentale part de cet événement. Si Socrate ne boit pas la ciguë, s'il accepte le conseil de Criton et s'évade de sa prison, tout s'effondre. Et nous n'aurions plus les merveilleux textes de Platon.

Socrate accueille la mort avec sérénité. Il la provoque même. Il la précipite, puisque, une fois condamné, il refuse de prendre un dernier repas, craignant de se rendre "ridicule à ses propres yeux en s'attachant ainsi à la vie". Par sa mort, Socrate montre que son enseignement n'était pas que des paroles en l'air. On a souvent tendance à croire que les philosophes sont de doux rêveurs, qu'ils ne servent à rien, que ce sont des donneurs de leçons, etc. L'air est connu. Mais Socrate prouve le contraire : sa quête philosophique lui a permis de définir des principes selon lesquels il a pu vivre sa vie de la façon qu'il estimait la meilleure. À quoi bon continuer de vivre si c'est pour vivre à l'encontre de ce que l'on estime "juste", et donc en étant malheureux ? Pour cette raison, Socrate accepte la mort sans rechigner. Ce qui est important, dit-il, ce n'est pas de vivre. C'est de vivre selon le "bien".

C'est devenu un lieu commun, mais Socrate nous le montre en acte : philosopher, c'est apprendre à mourir. Et franchement : quoi de plus utile dans la vie ?


S’il fallait ne retenir qu’une idée de votre livre, ce serait laquelle?
L'idée que j'ai voulu inscrire au centre du livre est l'idée d'arétè. En grec, vous le savez, cela signifie la "vertu". Mais j'insiste sur ce point dans le livre : ce n'est pas tout à fait la même chose que ce qu'on appelle "vertu" aujourd'hui (qui serait un certain type de tempérament face aux tentations et aux aléas de la vie).

Non, pour les Anciens, la "vertu" c'est ce qui fait qu'un être ou un objet exprime le mieux sa présence au monde, ce pour quoi il est fait. On trouve le terme chez Homère notamment. Un oeil vertueux, par exemple, est un oeil qui voit bien. Qui n'est ni myope ni presbyte.

C'est la théorie du juste milieu développée par Aristote. Mais Socrate s'en approche déjà lorsqu'il s'interroge sur la "vertu" de l'homme. Pas la vertu du combattant, de l'homme politique, du prêtre ou de l'artisan - mais la vertu de l'homme en tant qu'homme. Pour quoi sommes-nous faits ? Comment pouvons-nous exprimer au mieux notre présence au monde ? En d'autres termes : qu'est-ce que cela signifie d'être humain et comment mener notre existence de façon à nous y épanouir le mieux possible ?

Nous ne sommes pas des animaux (la vertu des animaux est d'assurer la seule propagation de l'espèce) et nous ne sommes pas non plus des dieux (dont la vertu est d'être une parfaite plénitude). Alors, comment trouver notre voie ? Cette question concerne aussi bien un habitant de l'Athènes de Périclès qu'un adolescent du XXIe siècle, elle est d'une actualité constante !

La réponse que donne Socrate est absolument splendide : la vertu de l'homme est, justement, de pouvoir s'interroger sur la nature de sa propre vertu. Nous avons cette chance extraordinaire d'être des êtres de doute. Les animaux ne se posent pas de questions. Les dieux savent déjà tout.

L'homme, quant à lui, est entre l'ignorant et le sage : il ignore, mais il sait qu'il ignore (c'est le fameux : je sais que je ne sais rien). Pour exprimer au mieux notre vertu, c'est-à-dire pour vivre heureux, il faut donc que nous nous interrogions en permanence sur la nature de notre ignorance. Bref : il faut faire de la philosophie !

C'est cela que j'ai voulu expliquer aux jeunes lecteurs qui sont souvent un peu rebutés par l'étude de la philosophie. La philosophie, ce n'est pas une matière barbante, inutile et déconnectée de la réalité. C'est tout le contraire : un outil qui nous aide à mieux vivre notre vie !

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