Retour vers le futur - La fin du monde sera-t-elle mouillée ?

Texte :

Quest-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens lavenir avait-il dans lAntiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.

Depuis que Pyrrha et Deucalion, échappés du déluge, naviguent dans le coffre de Pandore*, les hommes ont inventé dautres fins du monde, et maintenant rêvent de brasiers.

Regardez, ils arrivent. Lui, pâle, sans voix. Elle… ses cheveux maritimes tombent sur son visage. Elle est absente. Il la tient par la taille. Les regards qu’il lance à la foule ! Il est pâle mais tout le monde tremble.

Il se fait une grande rumeur dans toute la cité. La foule descend de la ville haute, monte de la ville basse, les pêcheurs laissent leurs bateaux. Venez, laissez les amarres, les métiers à tisser, la forge, l’araire. Venez voir les Titans.

Le coffre s’est échoué tôt ce matin. Les hommes l’ont ouvert à la hache. Ils dormaient à l’intérieur, l’un contre l’autre. L’un, c’est Deucalion, le fils de Prométhée. L’autre, c’est sa femme, sa Pyrrha, la fille de Pandore et il a fallu longtemps pour les réveiller ! Enfin ils ont ouvert les yeux.

Les hommes de la cité n’ont jamais vu de Titans. Et leurs yeux ? demandent les femmes, comment est-ce qu’ils ont les yeux ?

Leurs yeux sont de petites planètes, et sur chacune de ces planètes il y a une mer et une cité au bord de la mer, et dans cette cité vivent des hommes et des femmes qui n’ont jamais vu de Titans. Au milieu de ce cercle d’hommes et de femmes, un Titan et une Titanide dorment dans les bras l’un de l’autre. Lorsqu’ils ouvrent les yeux, sur chaque planète ils se réveillent.

Zeus règne, et règnera toujours. L’éternité avale les pierres qu’on lui jette comme le vieux Cronos, l’ordre ouvre grand la bouche et il y sombre tout ce qui veut vivre hors de lui. Ainsi soit le monde et avant lui le déluge. Mais voici que les Titans survivent, et un beau matin, alors que vous marchez pieds nus sur la plage, vous trouvez un coffre, vous l’ouvrez, et le jour commence.

Tandis que Deucalion et Pyrrha rêvaient dans leur coffre, le monde renaissait de leur rêve. Le monde s’est rêvé tout autour d’eux et lorsqu’ils se sont réveillés les époques étaient déjà faites. Ils n’ont aucune humanité à créer. Tous les hommes sont déjà anciens.

Pyrrha et Deucalion se frottent les joues piquées de sel.

— Combien de temps êtes-vous restés dans votre coffre ?

— Oh, vous savez, le temps…

Ils clignent des yeux. Ce n’est pas le sel, c’est l’absence. Cependant ils parlent. Ils racontent le déluge, la fin du monde et toutes les fins du monde à venir. De leur rêve, ils ne disent rien. Ils ont l’impression d’être plus neufs que tous ces hommes autour d’eux.

Et tous ces hommes très anciens et très sages, même les petits enfants, se mettent à rire. La fin du monde ! Ils rigolent de plus belle. C’est vexant à la fin ; qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

Alors les hommes et les femmes de la cité montrent le ciel. Regardez, disent-ils. Et ils commencent à chanter. Ils chantent :

« Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil. Le regard est un cône qui se renverse sur le soleil. Et tout lair est comme une musique figée, mais une vaste, profonde musique, bien maçonnée et secrète, et pleine de ramifications congelées. »

Deucalion et Pyrrha clignent encore des yeux. Le chœur de la cité s’arrête.

— Voilà le soleil d’un poète futur, dit l’archonte aux Titans. Antonínos Artôs a vu le soleil regarder le soleil. Nous n’en sommes pas encore là, mais si nous nous taisons très profondément, si nous retenons notre respiration, nous entendons la musique. Et si nous respirons, nous la faisons jouer en nous.

Il se remet à rire.

— Le soleil, la lune, les étoiles ! vous croyez que tout cela craint la pluie ? Si un dieu voulait finir le monde, ce n’est pas ainsi qu’il s’y prendrait.

Maintenant ils ne rient plus. Les Titans ont menti. Car le cataclysme est une invention. Ce n’est pas ainsi que le monde finit. Cela ferait presque une chanson. Ce nest pas ainsi que le monde finit… mais personne ne chante. L’affaire est grave.

La cité maritime s’est réunie. Le soleil a gravi la moitié du ciel. À la nuit, la cause sera jugée.

— Aujourd’hui nous devons répondre à une question simple, dit l’archonte. La fin du monde sera-elle mouillée ?

Les hommes de ce temps-là sont des hommes de science, ils connaissent la fin du monde comme ils se connaissent eux-mêmes. Ils savent que la fin du monde a autant de sœurs qu’ils ont de doubles passés et futurs. Un à un ils parleront.

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Le premier à s’avancer est très vieux. C’est Héraclite d’Éphèse.**

Est-ce l’accent de l’Est, est-ce l’étrange couleur de ses yeux, est-ce la vision qui se dérobe soudain à l’intérieur de tous ? Il est arrivé une chose étrange.

Il a parlé longuement et chacun de ses mots a brillé comme le jour et la nuit dans la cité maritime. Mais lorsqu’il s’est tu, les hommes et les femmes ont découvert que beaucoup de mots avaient disparu de leur souvenir. Ceux qui restaient ressemblaient à des rêves. Dans le rêve d’Héraclite d’Éphèse — dans un de ses rêves, sans que l’on sache si c’était un seul et même rêve ou toute une vie de rêves contradictoires —, le feu traversait le monde de part en part. En plein cœur, un coup de foudre pour tous, toutes les mers, les cités, les bateaux, les métiers à tisser, les nez, les étoiles, les poètes futurs.

La cité maritime tremble encore lorsque d’autres s’avancent.

Zénon de Kition parle.

— C’est le feu qui achèvera le monde, dit-il. Car le soleil n’est pas un regard. Il faut corriger les poètes. Le soleil est parfait, il nous éclaire et il nous mange.

« Quand j’étais petit, à Kition, je me disais : si j’étais le soleil, je ne resterais pas au-dessus de la terre et de la mer. Je m’élancerais au-delà des étoiles et je ne m’arrêterais jamais. Lorsqu’il n’y aurait plus d’espace à traverser, je l’inventerais.

« Maintenant je suis un homme. J’ai passé beaucoup d’années de ma vie à regarder le soleil et je sais qu’il ne partira jamais loin de nous. Voyez-vous la mer lorsque la lumière brille ? Elle brûle, elle soupire, et toutes ses vagues soupirent… Le soleil se nourrit de ses exhalaisons. Il revient toujours car il a faim et le monde le nourrit. Un jour le monde entier se donnera au soleil. Après l’embrasement, le monde recommencera. Et dans le monde à venir, la mer soupire comme avant.

Chrysippe de Soles parle.

— Il y a eu beaucoup d’embrasements et il y en aura beaucoup d’autres. Dans le futur, nous tous, nous reviendrons. Il y aura le même coffre, avec la même poignée un peu rouillée de mer, sur la même plage. Il y aura un même homme qui sera Chrysippe de Soles et je serai cet homme-là. Et les choses se passeront toujours de la même manière car le temps sera le même dans le futur que dans le présent.
 

Cléanthe parle.

— Maintenant les mots ne s’envolent pas et les rêves ne se cachent pas dans la nuit. Maintenant les mots se fraient un chemin à travers le monde comme un feu qui le crée et le dévore. Lorsque les mots auront tout dit, lorsque le feu aura tout forgé et tout flambé, alors il n’y aura plus de monde et plus de temps. Puis le jour commencera. Les mots se fraient un chemin comme les flammes. Maintenant voici le temps des stoïciens.

— La fin du monde est brûlante comme le monde, dit l’archonte. Les Titans sont des menteurs.

Le soleil s’est caché dans la mer. Tandis que les hommes remontent vers la cité, Deucalion regarde Pyrrha et Pyrrha regarde Deucalion. Dans toutes leurs planètes, ils regardent.

Ils aiment écouter les hommes qui parlent de la fin du monde. Ils ne se soucient pas d’avoir perdu.

 

Le soleil a comme un regard

Les hommes l’ignorent mais qui leur aurait soufflé ces mots, qui aurait dessiné leur mémoire, sinon le Titan, sinon la Titanide. Il fait nuit et toutes les nuits du monde sont peuplées de Titans. Ils inventèrent Antonínos Artôs comme tous les poètes futurs. Ils ont rêvé le monde des hommes et les hommes et leurs époques sont nés de leur rêve. Ils se regardèrent et ils s’avanceront vers la mer, ils entrent dans l’eau et le coffre se refermera sur le sommeil des Titans, à l’heure où le temps tremble. La fin du monde est tout près de leurs mains et les réchauffe, elle est mouillée comme une flamme.

Ils entrent dans la mer et ils repartent loin du rivage. Il faudra rêver encore ensemble pour que le monde devienne réel.

Louise Routier-Guillemot

 

Textes :

Hésiode, Éhées, fragment 2, 4, 5, 6, 7, traduits par Philippe Brunet, Le Livre de Poche, collection Classiques, 2015.

Ovide, Métamorphoses, tome I, chant I, v. 144-415, texte établi et traduit par Georges Lafaye, Les Belles Lettres, CUF, 2015.

Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, tome III, chant VI, texte établi et traduit par Pierre Chuvin, Les Belles Lettres, CUF, 1992.

Christine Dumas-Reungoat, La fin du monde. Enquête sur lorigine du mythe, Les Belles Lettres, 2007.

Frédérique Ildefonse, Les Stoïciens I. Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Les Belles Lettres, collection Figures du Savoir, 2000.

Jean-Baptiste Gourinat, « Éternel retour et temps périodique dans la philosophie stoïcienne », Revue philosophique de la France et de l'étranger, vol. tome 127, no. 2, 2002, pp. 213-227.

Mary-Anne Zagdoun, Dion de Pruse et la philosophie stoïcienne de l'art. In : Revue des Études Grecques, tome 118, Juillet- décembre 2005. pp. 605-612

Thomas Bénatouïl, « Cléanthe contre Aristarque. Stoïcisme et astronomie à l'époque hellénistique », Archives de Philosophie, vol. tome 68, no. 2, 2005, pp. 207-222.

Antonin Artaud, LOmbilic des Limbes, Gallimard, N.R.F., 1968.

Natalia Gontcharova, Une pierre jetée.

* voir le « Rêve de Pyrrha et Deucalion ».

** Héraclite d’Éphèse est mort vers 480 avant Jésus-Christ. Zénon de Kition, le plus vieux des stoïciens, est né cent vingt ou cent cinquante ans plus tard — à l’époque de Praxitèle ou d’Alexandre ? Nous ne le saurons pas. Mais devait-il être absent de cette assemblée ? Si l’impossibilité est une raison de disparaître, alors nous devrions nous-même nous retirer sur la pointe des pieds. Mais sur une des planètes qui sont les yeux des Titans, nous tous, nous sommes cette assemblée, et le futur s’y regarde comme se regarde le soleil.

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