Pythagore le véritable - Le Pythagore médiéval

Texte :

Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.

Les néoplatoniciens de la fin de l’antiquité ont largement contribué à la renommée de Pythagore en transformant sa vie, en la magnifiant et en compilant de nombreuses anecdotes antérieures. Ce corpus, constitué des œuvres de Porphyre et Jamblique, passe ensuite chez les érudits et compilateurs comme Martianus Capella, Proclus, Macrobe, Stobée, Olympiodore ou Simplicius. Alors que l’Académie d’Athènes est sur le point d’être fermée à la suite des édits de Justinien, les écrits de ces auteurs continuent de circuler et alimentent le fond de connaissance sur le pythagorisme dont s’inspirent les écrivains des siècles qui suivent. D’une part, les auteurs latins ou les traductions des ouvrages grecs comme le Timée de Chalcidius alimentent les réflexions des érudits occidentaux, tandis que l’abondance d’œuvres conservées à Constantinople permet aux savants byzantins de garder un contact avec le pythagorisme. Le maître de Samos accordait une place prépondérante à la mémoire et il semble que ce soient finalement les auteurs les plus tardifs qui suivirent cet enseignement, plutôt que les contemporains de Pythagore ! Qui était le Pythagore des penseurs médiévaux ?

            Au Haut Moyen Âge, Pythagore est un incontournable chez de nombreux érudits et scientifiques. Boèce en fait le précurseur du quadrivium dès le VIe siècle et en fait l’archétype du mathématicien sage et polymathe (J.-Y. GUILLAUMIN, « Le terme quadrivium de Boèce et ses aspects moraux », L'Antiquité classique, 59, 1990. P. 139-148). Il est suivi par Cassiodore et Isidore de Séville, le second présentant dans son encyclopédie un certain nombre d’anecdotes et de symboles pythagoriciens qu’il peine souvent à expliquer convenablement. L’encyclopédiste de Séville est ainsi à l’origine des spéculations sur le Y pythagoricien, lettre symbolisant la double voie dont l’une mène au vice et l’autre à la vertu, qui parsèment le Moyen Âge (F. DE RUYT, « L'idée du ‘Bivium’ et le symbole pythagoricien de la lettre Y », Revue belge de philologie et d'histoire, 10, 1-2, 1931, p. 137-145). Les auteurs de la Renaissance carolingienne ne manquent pas de reprendre cette idée et de rapporter de nombreuses inventions musicales et mathématiques à Pythagore. Raban Maur, Réginon de Prüm ou Guido d’Arezzo s’empare aussi de l’anecdote des marteaux qui auraient permis à Pythagore de mettre au point la gamme pythagoricienne, mais y introduisent des éléments bibliques et chrétiens, ainsi que des erreurs qui facilitent la construction de nouvelles légendes sur le sage de Samos.

            En Orient, les grammairiens et encyclopédistes ne manquent pas d’informations concrètes sur Pythagore. Hésychios glisse régulièrement des données sur le pythagorisme dans son lexique et préfigure par ses notices les informations pus tardives données par la Souda. Le patriarche de Constantinople Photius est, pour le IXe siècle, une figure majeure de la littérature byzantine. Il compile les ouvrages de sa bibliothèque, les commente et les abrège. Sur les 300 livres, il fait grand cas d’une biographie de Pythagore qui n’est pas celle d’Aristoxène, mais s’appuie sur les traités d’Aristote (cod. 249 : Photius, Bibliothèque, tome VII, texte établi et traduit par R. Henry, Paris, Les Belles Lettres, 1974). Bien que le commentaire érudit du patriarche soit très partial et teinté de platonisme, il permet de retrouver une biographie perdue du sage de Samos qui constitue un intermédiaire entre celle d’Aristoxène et celle de Nicomaque. Deux siècles plus tard, Michel Psellos, un philosophe néoplatonicien, utilise Pythagore avec force exemple pour illustrer son enseignement (C. ZERVOS, Un philosophe néoplatonicien au XIe siècle : Michel Psellos, Paris, Thèses Lettres, 1918-1919, en particulier p. 93-94).

            Dans le monde arabe, Pythagore n’est pas non plus un inconnu. Les auteurs syriaques ont tout d’abord traduit la littérature grecque et les œuvres d’Aristote, avant la reprise de ce corpus par les Arabes. Les Vers dorés de Hiéroclès, souvent attribués à Pythagore, connaissent de nombreuses gloses et commentaires, notamment celle d’Hunayn Ibn Ishâq, un médecin de Bagdad du XIe siècle. D’autres textes sur les symbola et des apocryphes pythagoriciens ont aussi connu une certaine renommée dans le monde arabe (voir IZDEBSKA A., « The Attitudes of Medieval Arabic Intellectuals towards Pythagorean Philosophy: different approaches and ways of influence », dans A. Izdebski, D. Jasiński (dir.), Cultures in Motion, Varsovie, Jagiellonian University Press, 2014, p. 25-44).

            À partir du Moyen Âge central, l’école de Chartres réactualise Platon à partir des données du pythagorisme transmises par la tradition médiévale. Thierry de Chartres et Guillaume de Conches expliquent ainsi le Timée comme un ouvrage transmettant la philosophie mathématique et astronomique de Pythagore par l’intermédiaire de Platon. Leurs gloses montrent que des concepts complexes comme celui de tetraktys et les spéculations arithmologiques étaient encore bien compris au XIIe siècle. Avec l’essor de la scholastique cependant, Platon disparaît peu à peu face à la figure d’Aristote. Pythagore est tout de même sauvé chez Thomas d’Aquin, notamment parce que la philosophie pythagoricienne apparaît dans des ouvrages comme la Métaphysique. Pythagore devient un maître de morale et d’éthique (C. L.  Joost-Gaugier, Measuring Heaven: Pythagoras and His Influence on Thought and Art in Antiquity and the Middle Ages, Ithaque – Londres, Cornell University Press, 2006, p. 71-72).  À cette même période, les arts médiévaux ne manquent pas non plus de représenter le sage de Samos en train de traiter de mathématiques ou de musique (Oxford, Bodleian Library Ashmole 304 folio 42r° ; Cambridge, Bib syndic, fol. 61v° MS CUL Ii.3.12). Enfin, un roman courtois n’oublie pas les Vers dorés pour enseigner certains préceptes moraux, car Pythagore apparaît dans le Roman de la Rose).

            Au-delà du XIIIe siècle, le début de la Renaissance italienne est marqué par une vive récupération des diverses figures de Pythagore. Dante ou Pétrarque sont ainsi des promoteurs de la philosophie exceptionnelle du sage de Samos qui a su trouver une voie pour se rapprocher de Dieu. C’est à partir de ces écrits que débute une nouvelle interprétation de Pythagore, teintée de platonisme, qui se perpétue plusieurs siècles. Quant au Pythagore des mathématiciens, il se rencontre non pas chez les lettrés, mais dans les écoles d’abaque. Le sage de Samos est alors devenu le mathématicien des commerçants florentins (E. GAMBA, V. MONTEBELLI, « La matematica abachistica tra ricupero della tradizione e rinnovamento scientifico », dans G. Cozzi et alii, Cultura, scienze e tecniche nella Venezia del Cinquecento. Atti del Convegno Internazionale di Studio su ‘Giovani Battista Benedetti e il suo tempo’, Venise, Istituto Veneto di Scienze, Lettere e Arti, 1987, p. 169-202.

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