Priape & Vénus - Le doigt d'honneur

Média :
Image :
Texte :

Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.

Quoi de plus banal que le doigt d’honneur ? Synonyme silencieux de « Va te faire *** », peu importe quoi, pourvu que ce soit vulgaire ou humiliant, il est véritablement inscrit dans notre société et dans la communication non-verbale. On en use et en abuse tellement qu’il en est venu à se vider de sa substance offensive pour n’être qu’un moyen de dire à un ami qu’il nous ennuie. Avec ma soeur, il est même devenu un « indispensable » de nos discussions. Le moyen parfait de clore un sujet qui nous gêne ou juste pour rire.

Enfant, on nous apprend qu’il s’agit d’un geste insultant que nous ne devons surtout pas reproduire. Mais quel mal se cache derrière le fait de lever son majeur ? Il existe plusieurs légendes associées au doigt d’honneur. L’une d’elle remonte même jusqu’à l’Antiquité. 

La gestuelle du doigt d’honneur représente un sexe masculin en érection. Les deux doigts qui l’entourent représentant les testicules. Si cela n’est pas très étonnant, sachez qu’il existe l’équivalent féminin : la mano fica qui représente une vulve. Moins connu et moins représenté, comme toujours pour le sexe féminin. 

 

Image :
Figure 1 : Amulette romaine avec un geste de la figue et un phallus retrouvée à Pompéi, Ier siècle av. J.-C. 

La première attestation du doigt d’honneur se trouve dans les Nuées d’Aristophane, au V° siècle avant J-C.[1] : 

Στρεψιάδης
Τί δέ μ’ ὠφελήσουσ’ οἱ ῥυθμοὶ πρὸς τἄλφιτα ;
Σωκράτης
Πρῶτον μὲν εἶναι κομψὸν ἐν συνουσίᾳ,
ἐπαί̈ονθ’ ὁποῖός ἐστι τῶν ῥυθμῶν
κατ’ ἐνόπλιον, χὠποῖος αὖ κατὰ δάκτυλον.
Στρεψιάδης
Κατὰ δάκτυλον ; Νὴ τὸν Δί', ἀλλ’ οἶδ'.
Σωκράτης
Εἰπὲ δή.
Στρεψιάδης
                 Tίς ἄλλος ἀντὶ τουτουὶ τοῦ δακτύλου ;
Πρὸ τοῦ μέν, ἔτ’ ἐμοῦ παιδὸς ὄντος, οὑτοσί.
Σωκράτης
Ἀγρεῖος εἶ καὶ σκαιός.

« Strepsiade : À quoi me serviront les rythmes pour gagner mon pain ? 
Socrate : D’avoir bon air dans une réunion, en connaissant lequel des rythmes est l’énoplien, lequel le dactylique. 
Strepsiade : Le dactylique ? Par Zeus, mais je le connais ! 
Socrate : Dis-le donc.
Strepsiade : Quel dactyle y-a-t ’il d’autre que ce doigt-là ? Autrefois, quand j’étais encore enfant je me servais de celui-là.
Socrate : Tu es un rustre et un sot.
 » [2]

Le terme δακτυλος désigne le doigt, le dactyle et le phallus en argot. Ce passage peut se comprendre de deux façons : soit Strepsiade montre son pénis à Socrate, soit il lui montre son majeur. Il s’agit alors de ce que les Grecs appellent καταδακτυλίζω, que le dictionnaire Bailly traduit pudiquement par « faire un geste obscène du majeur »[3]. Dans les deux cas, il est question du sexe masculin et d’une gestuelle obscène. L’effet est ici comique, mais par la situation. Ce n’est pas le geste en lui-même qui fait rire, mais l’ensemble. Socrate est d’ailleurs consterné par ce geste. 

Toujours à Athènes, le philosophe cynique Diogène aurait lui aussi fait usage du doigt d’honneur. Des étrangers lui ayant demandé pour voir Démosthène, il leur montra son majeur en disant « Voici le démagogue d’Athènes »[4]. Par ce geste, il vise à décrédibiliser l’orateur au moyen d’une insulte obscène. Pratique plus que courante dans le monde gréco-romain.

À Rome, le doigt d’honneur, appelé le digitus impudicum, constitue à la fois une insulte et un geste apotropaïque. Impudicus signifie impudique, insultant. Il incarne le mauvais oeil et l’éloigne de la personne qui lève son majeur. On peut imaginer qu’il peut aussi être employé pour attirer le mauvais oeil sur quelqu’un. On trouve d’ailleurs des amulettes apotropaïques en forme de digitus impudicus.

Le doigt d’honneur pouvait aussi être une menace de pénétration. Un texte de Suétone peut le suggérer[5] : [...] consuerat et modo signum petenti 'Priapum' aut 'Venerem' dare, modo ex aliqua causa agenti gratias osculandam manum offerre formatam commotamque in obscaenum modum. « Tantôt, lorsque celui-ci lui demandait le mot d’ordre, il répondait : « Priape » ou « Vénus » ; tantôt, quand il le remerciait pour un service quelconque, il lui tendait la main à baiser en lui donnant une forme et un mouvement obscène ». Le geste est accompagné d’un mouvement obscène. Peut-être le digitus impudicus était-il accompagné d’une gestuelle simulant ou imitant la pénétration. Il pourrait alors, dans certains contextes, constituer une menace de pénétration.

Cette idée de menace se retrouve notamment dans les Priapées. Il y est aussi évoqué comme un moyen de narguer son interlocuteur : Derides quoque, fur, et impudicum / ostendis digitum mihi minanti !, « Tu vas jusqu’à me narguer, voleur, et dresser devant moi, qui te menace, ton doigt obscène ![6] ». Mais les exemples sont trop nombreux pour tous les citer ici !

Ce geste est évoqué chez les poètes satiriques Romains. Il est aussi nommé digitus medius ou digitus infamis. On le retrouve par exemple chez Martial (Ép., VI, 70) : Ostendit digitum, sed inpudicum, / Alconti Dasioque Symmachoque. « Il montre le doigt, et même le doigt insultant, à Alcon, à Dasius et à Symmachus ». On voit ici une sorte de définition du doigt d’honneur. Il insulte et il nargue. Un aspect pouvant l’emporter sur un autre selon le contexte.

Si de nombreux aspects du doigt d’honneur se sont perdu en cours de route, le geste et son caractère insultant persiste. En effet, sorti du cadre amical, lever son majeur n’est en aucun cas matière à rire. Si la raison peut être floue, retourner à son emploi antique permet de comprendre pourquoi lever le majeur possède une telle connotation négative. Et cet aspect négatif recouvre bien des réalités qui vont de l’insulte à la moquerie en passant par un caractère apotropaïque.

Chloé Bridoux

 

Image :            Image :            Image :


[1] Aristophane, Nuées, v. 648-655.

[2] Sauf indication contraire, les extraits et les traductions sont issus de la Collection des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres.

[3] Voir l’entrée dans le dictionnaire Bailly.

[4] Diogène Laertus, Lives of the Eminant Philosophers Book 6 Diogenes 34-35, Oxford University Press, New-York, 2018.

[5] Suétone, Vie de Caligula, 56.

[6] Priapées, 56

Dans la même chronique

Dernières chroniques