Le Parrhésiaste — Classiques et tardifs : idées fausses et vrais enjeux

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La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.

Les élections qui se sont déroulées récemment pour pourvoir les rares postes d’enseignants-chercheurs en grec et en latin mis au concours cette année par le Ministère, ont donné une écrasante majorité aux spécialistes de l’Antiquité tardive, voire très tardive. Des sept postes publiés en latin et en grec, cinq sont allés aux périodes tardives, deux au latin et au grec classiques. Sur la manière dont elles se sont déroulées, il n’y a rien à dire puisqu’elles sont inattaquables sur la forme malgré des interprétations disons surprenantes des profils publiés. Pour autant je ne puis laisser passer sans réagir deux  pseudo-arguments éculés auxquels on tente de donner une vigueur nouvelle. Le premier veut que sur l’Antiquité classique il n’y ait plus rien à dire, depuis le temps qu’on travaille sur elle. En termes plus imagés, « Circulez, il n’y a plus rien à voir, la cruche est pleine ». Aux tenants de ce positivisme  étroit, il suffirait peut-être de dire que les humanités numériques mettent à notre disposition des outils d’exploration fine des textes dont les antiquisants d’il y a seulement trente ans ne pouvaient même pas rêver. Ceux de ma génération gardent le souvenir de journées entières passées en bibliothèque à rechercher dans les index, quand ils existaient, les occurrences d’un seul mot. Mais, plus profondément, l’idée que l’étude et l’interprétation des textes classiques auraient un terme pour ainsi dire naturel revient à sous-estimer dangereusement la portée de l’humanisme. Platon, Sophocle, Cicéron, Virgile, pour ne citer que quelques noms, s’offrent à la lecture toujours renouvelée des générations, sans que jamais ils ne donnent le moindre signe d’épuisement. C’est au contraire une post-modernité échevelée qui se révèle de plus en plus incapable de les suivre, parce que, dans le règne de l’immédiat, la temporalité longue qu’exigent l’attention et la réflexion est jugée harassante, voire impossible. Ce que nous disent les grands classiques apparaît comme de plus en plus neuf au fur et à mesure que notre époque s’évertue à s’éloigner de l’essentiel. Le second thème à la mode est plus sophistiqué dans sa présentation, mais guère plus convaincant. On pourrait le résumer ainsi : qui connaît l’aval sait tout de l’amont. En d’autres termes, travailler sur la réception d’un auteur suffirait pour s’en proclamer spécialiste. Il convient ici d’être précis. Les études sur la réception des grands auteurs, qui se sont multipliées ces derniers temps, n’ont pas pour vocation de se substituer à celle de ces auteurs eux-mêmes. Croire que le regard porté sur une œuvre, ou plus exactement sur un aspect, parfois minuscule de celle-ci, en épuise le contenu relève de la distraction. Il est désolant de devoir rappeler une évidence : les classiques ont leur existence propre. Que chaque époque ait pu les comprendre en fonction de ses goûts et de ses inquiétudes ajoute à leur grandeur, elle n’anéantit pas leur spécificité. Laissons aux théologiens et aux idéologues, ce sont parfois les mêmes, la conviction d’une révélation ultime du sens. Notre vocation est celle d’un travail sans fin programmée. Et, pour en revenir à la vie, ou plus exactement à la survie des départements d’humanités, elle est conditionnée par la prise en compte de ces deux enjeux : la nécessaire attention portée à la diachronie et le respect au moins tout aussi essentiel de ce que l'Antiquité classique comporte d'irréductible.

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