L'Affaire Agathonisi – Quand la violence quitte la fiction pour le réel : Nikos et les poulpes

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Un nouvel extrait de L'Affaire Agathonisi, notre polar de l'été, à retrouver en lecture intégrale ICI.

Quand la violence quitte la fiction pour le réel : Nikos et les poulpes

– Y a pas un peu trop d’adjectifs ? C’est Pierre qui parle... Georges ne peut pas se retenir :
– Tu t’y connais... toi, qui prétendais aller droit au but, sans cellulite, tu nous as quand même sorti une « âme garnie de nuages bleu sombre », c’est pas vrai, ça ? 

– Mais arrêtez, les garçons, coupe Claire. Vous n’allez pas vous chamailler. Pierre, tu veux dire qu’il y a trop d’adjectifs dans cette phrase ou en général... 

– Non, dans cette phrase : dur, coupant, rageuses... En plus, ça dit un peu la même chose, non ? 

– Bon, tu as peut-être raison. Et moi qui étais contente de mes rafales rageuses... C’est pourtant beau, ça, rafales rageuses. Il ne suffit pas de dire les choses, il faut les faire sentir, non? 

Georges intervient à nouveau : 

– Oui, mais nous ne faisons pas de la littérature. C’était convenu dès le départ. 

– Parce que tu sais où ça commence, tu sais où ça s’arrête, la littérature? s’écrie Claire. Un livre, c’est comme un bon plat, il est bon ou mauvais, et je ne connais pas de bon plat où il y ait un mauvais goût... Mais bon, ce n’est pas le moment. Je continue. 

Juste à ce moment parvint de la cuisine un coup sourd. Un coup bref, net, puissant. Tous les cinq levèrent la tête avec inquiétude. Puis retentit un second, puis un troisième coup. Georges avait pâli. Claire regarda Nigel en poussant un petit gémissement. Nigel tira sur sa barbe. Angela, plus calme, se leva en soupirant : 

– Je vais voir...
Elle revint un instant après...
– Je m’en doutais, il bat les poulpes...
Nigel la regarda, les yeux ronds :
– Il bat les...
– Oui, pour les attendrir. Les Grecs font ça depuis toujours... nous aussi, en Italie, on fait comme ça. Sinon, c’est du caoutchouc. 

– Oui, mais là, il exagère, s’écrie Georges, exaspéré. Il le fait exprès. Il sait bien que nous nous réunissons à ce moment de la journée. Ce n’est pas la première fois, bon sang... Je vais lui dire d’arrêter. 

Georges a le cœur battant quand il entre dans la cuisine. Nikos porte sa tenue du soir, une chemise blanche sur un pantalon noir, mais il a revêtu un grand tablier rouge bordeaux, souillé de filaments visqueux, qui lui donne l’allure d’un boucher ou d’un bourreau. Il a disposé les poulpes sur une planche de bois et il les frappe avec un maillet. Il frappe fort, pour écraser les chairs, mais il donne aussi l’impression d’évacuer une colère intense. Georges l’interpelle, et se recule d’un pas quand Nikos lève la tête doucement vers lui et le regarde en face, pour la première fois. Sous le front bas du jeune homme, ses yeux sont injectés de sang, pleins d’une violence à peine contenue, et en même temps mouillés de larmes. Il tremble de tous ses membres. Et c’est à Georges, c’est clair, qu’il en veut tout spécialement. 

Georges qui frémit intérieurement mais fait semblant de ne rien voir dans la préparation des poulpes qu’une coutume pittoresque doublée d’un geste typique de la légendaire hospitalité des Grecs... Tout en se confondant en remerciements, Georges n’omet pas, autant que son mauvais anglais le lui permet, d’exiger l’arrêt immédiat des opérations. Quand il a compris, Nikos enlève son tablier et le jette par terre, rageusement, puis il part presque en courant... 

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