La démocratie donne-t-elle le pouvoir au peuple ? — La démocratie américaine

3 novembre 2020
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La Constitution américaine de 1787 s’ouvre avec un Préambule qui fait du peuple l’agent actif du système politique : « We The People… do ordain and establish ». Alexander Hamilton écrivait dans le numéro 65 du Fédéraliste, un recueil d’articles favorables à la nouvelle constitution et publié dans l’État de New York lors du débat de ratification entre 1787 et 1788, que le système proposé au suffrage de ses compatriotes est « entièrement fondé sur l’élection » (wholly elective).

Publius, le pseudonyme collectif des trois auteurs du Fédéraliste, Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, choisi en référence au républicain de la Rome antique Publius Valerius Publicola, soulignait tout au long des 85 articles que les citoyens américains étaient non seulement la source de décision mais aussi de légitimité car ils sont à l’origine des nouvelles institutions. Pour les Pères Fondateurs, ceci constituait une « République » où la souveraineté populaire s’exprimait par l’élection. Cette logique représentative faisait toute la différence avec le modèle « démocratique » hérité de la référence antique où les citoyens se réunissaient et décidaient directement, au cours d’un débat raisonné, des mesures à prendre. Mais les fondateurs américains de 1787 se méfiaient des excès du pouvoir populaire, dont ils avaient fait l’expérience dans les années 1770 et 1780. Ils ne se prétendaient pas démocrates, ni fonder une démocratie car ils voulaient encadrer le pouvoir du peuple, tout en le reconnaissant. Ils se voulaient les créateurs d’une république représentative où non seulement le pouvoir populaire était tempéré par le filtre de l’élection mais où les institutions nationales s’équilibraient les unes les autres par le biais d’un partage systématique des compétences. Cette mécanique des « freins et contrepoids » (checks and balances) s’illustrait ainsi par la participation du président, l’exécutif, à la procédure législative (son droit de veto), ou la possibilité pour le Congrès de démettre un président ou un juge par le biais de l’impeachment.   

Si « démocratie » est d’abord un terme repoussoir, l’élite politique du pays commence à s’en réclamer quelques décennies plus tard, mais en lui attribuant le sens que les Fondateurs donnaient à « République ». Depuis lors, la « démocratie » fait référence au régime représentatif et plus seulement au peuple assemblé pour délibérer librement. Au même moment, Alexis de Tocqueville faisait de la démocratie non pas seulement un régime politique mais un état social qui façonnait la société américaine dans son ensemble. L’injonction du préambule de 1787 constitue la pierre d’angle d’un régime et d’un état social qui expliquent les spécificités de la vie politique américaine.

Omniprésente et identitaire, la démocratie n’a pourtant rien d’une évidence dans le cours de l’histoire du pays, de sorte que la « disharmonie » entre la réalité sociale et les valeurs constitutionnelles lui sont consubstantielles, comme l’écrivait en 1981 Samuel Huntington, un politiste conservateur dans American Politics : The Promise of Disharmony. Selon lui, le développement politique de la démocratie américaine est rythmé par des moments périodiques de réaffirmation des valeurs fondatrices, ce qu’il dénomme des épisodes de « creedal passion », en référence au « credo » (creed) de la fondation. Après la période révolutionnaire, Huntington identifiait trois autres moments, qui, à chaque fois, contribuaient aussi à redéfinir la pratique démocratique du pays. 

Le premier fut celui de la démocratie Jacksonienne, entre 1828 et 1836, quand Andrew Jackson, le fondateur du Parti démocrate actuel, fut élu à la présidence. L’arrivée de ce personnage, que Tocqueville décrivait « d’une capacité moyenne » et « d’un caractère violent », fut un tournant dans l’histoire du pays. Avec l’effacement progressif de la génération fondatrice et la généralisation du suffrage universel pour les citoyens blancs, les États-Unis rentraient dans une nouvelle période, celle dont Tocqueville fut témoin et qu’il immortalisa dans De la démocratie en Amérique. Les changements furent sensibles à tous les niveaux. Les catégories du débat public par exemple se modifièrent : la « république » et la « constitution » cédèrent du terrain devant la « démocratie » qui devint alors le maître-mot dont se réclamaient de plus en plus de responsables. La pratique politique se modifia également. La démocratie de masse dont Tocqueville a analysé les plis et les replis naît dans l’Amérique des années 1820-1830. Ce nouvel univers impliquait un changement de personnel. Les notables n’avaient plus la haute main sur le débat public et furent dépassés par la montée du Common Man. L’ère des fondateurs, souvent des patriciens héritiers de grandes familles fortunées, habillés à l’Européenne, éduqués selon les canons du Vieux Monde était terminée. Jackson, un militaire issu de la Frontière, n’avait aucune éducation à part celle qu’il s’était donnée. Il incarnait la culture de l’Ouest, plus démocratique, mais aussi plus violente que celle représentée par la génération fondatrice. Jackson se présentait comme le champion des « petits », du peuple contre les élites, les « gros », renouvelant ainsi une rhétorique populiste de simplification, caractéristique de la vie politique américaine. Lors de son premier message au Congrès en décembre 1829, Jackson déclara ainsi que « la majorité doit gouverner » et qu’il lui revenait, en tant que représentant de cette majorité, de mettre en œuvre les politiques pour lesquelles il avait été élu. Jackson revendiqua en permanence un mandat populaire pour gouverner en son nom propre, ce qu’il s’employa à faire jusqu’en 1836, bousculant ainsi la fine dentelle institutionnelle des checks and balances héritée des fondateurs.

L’introduction de la dynamique majoritaire fut la première grande redéfinition de la démocratie américaine. Elle fut suivie par une deuxième période, celle de la grande vague réformatrice de la fin du XIXe et du début du XXe, dont l’objectif était de restaurer une démocratie qui semblait détournée et accaparée par de grands intérêts industriels & financiers. À ce moment-là, la réforme prit deux visages différents, d’abord un mouvement populiste défendant les fermiers pauvres de l’Ouest, puis un mouvement progressiste, plus urbain, qui posa les bases de l’État-Providence, notamment sous la présidence de Theodore Roosevelt (1901-1909). À eux deux, ces mouvement changèrent le visage de la démocratie américaine. La constitution fut modifiée : les 16e et 17e Amendements, adoptés avant la Première guerre mondiale, sont les caractères les plus évidents de la relecture progressiste des institutions. Le premier autorisa la mise en place d’un impôt fédéral sur le revenu et le second permit l’élection au suffrage universel des sénateurs. Mais la pratique plus concrète de la démocratie américaine fut modifiée elle aussi. Dans leur obsession pour « redonner le pouvoir au peuple », les Progressistes développèrent des initiatives qui ont perduré jusqu’à maintenant. Les Progressistes réussirent en particulier à briser le monopole des partis en instaurant de nouvelles pratiques politiques visant à redonner le pouvoir au peuple en contournant les chefs de parti. C’est ainsi que les élections primaires firent leur apparition pour désigner les candidats aux élections, et de même, de nombreux États, notamment à l’ouest du pays, expérimentèrent des pratiques de « démocratie directe », comme le référendum, mais aussi l’initiative populaire (Proposition) et la « révocation » (recall) des élus. Non seulement ces mouvements renforcèrent la dynamique majoritaire de la démocratie américaine, mais elles permirent de développer des pratiques de démocratie directe.

Enfin, Huntington soulignait l’importance des mouvements de contestation des années soixante. L’émancipation finale des Noirs, la contre-culture, le féminisme, l’écologie, introduisirent à leur tour une nouvelle conception de la démocratie. En voulant s’approprier finalement les promesses de la Déclaration d’Indépendance de 1776 (All men are created equal), les leaders du mouvement des Droits Civiques importèrent une définition identitaire de la vie politique (identity politics) qui est depuis lors reprise par tous les groupes minoritaires. Les féministes reprirent des conceptions similaires. En déclarant « The personal is political », les groupes féministes soulignaient les relations de pouvoir contenues dans les plus petits aspects de la vie quotidienne et contribuaient ainsi au développement de l’identité dans la vie politique. Les mouvements homosexuels des dernières années s’inscrivent dans une dynamique similaire où l’identité prime. La dernière période de « creedal passion » que les États-Unis ont connu a donc fixé les termes du débat politique contemporain, non seulement en Amérique mais ailleurs. La multiplication des « Je Suis » dans le sillage des attentats en France illustre la prégnance actuelle de ce discours identitaire. 

La vie politique américaine ne se résume pourtant pas à ces évolutions. Les défis sont nombreux pour la plus grande démocratie au monde : l’abstention électorale, le flot toujours plus grand d’argent privé aux conséquences délétères, la polarisation partisane, le blocage endémique entre les institutions, la croissance du pouvoir présidentiel, autant d’éléments préoccupants qui alimentent les publications « déclinistes » toujours plus nombreuses. Un des plus grands constitutionnalistes contemporains, Bruce Ackerman, publiait ainsi en 2010 un petit pamphlet au titre éloquent, The Fall of the American Republic.

Il n’en reste pas moins que plus de deux siècles après leur fondation, les États-Unis sont plus que jamais ce laboratoire de la démocratie en action, comme le constatait déjà Tocqueville en son temps. Représentation, checks and balances, majoritarisme (voire populisme), démocratie directe, politique des identités, toutes les facettes de la quête démocratique sont débattues et vécues aux États-Unis, véritable caisse de résonances des contradictions et du potentiel du pouvoir du peuple.

François Vergniolle de Chantal est professeur des universités à l’Université Paris Diderot. Il est co-directeur, avec Alexandra de Hoop Scheffer, de la revue Politique Américaine