Grand Ecart - Sénèque et notre soif de voyages

Texte :

Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Ce n’est certes pas la conséquence la plus grave de la pandémie, mais il faut avouer que la fermeture des frontières et les différentes formes de confinement ont contribué, presque autant que le psittacisme des médias sur la situation sanitaire, à nous rabaisser le moral au niveau de la Mer Morte. Et chacun a pu vérifier le bien-fondé de la réflexion de Montaigne : « Je suis si affadi après la liberté, que qui me défendrait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais aucunement plus mal à mon aise[1]. » Que tous ceux qui n’ont pas  pu partir – ou pire encore, ont dû renoncer à leurs rêves de départ – se consolent en lisant Sénèque, pour se persuader de l’inutilité des voyages :

En quoi le voyage peut-il être utile à quelqu’un ? Il ne permet pas de maîtriser les plaisirs, ne réfrène pas les désirs, n’arrête pas les colères, ne brise pas les élans indomptables de l’amour, ne libère pas enfin l’âme de ses maux. (…) Le voyage te donnera la connaissance des peuples, il te montrera de nouvelles formes de montagnes, des étendues de plaines ignorées et des vallées arrosées de rivières qui coulent toute l’année (…) ; mais cela ne te rendra ni meilleur ni plus sage[2].

On le voit : la condamnation que Sénèque fait des voyages est essentiellement d’ordre moral, dans une lettre où il avoue avoir fui une fièvre en se rendant dans son domaine de Nomentum. Le simple changement de lieu constitue en effet un faux remède, y compris contre les maladies de l’âme. Pour le philosophe, tout déplacement non nécessaire devient suspect, vite assimilé à une tentative d’échapper à soi-même. Répondant à Lucilius qui s’étonnait de n’avoir pu dissiper sa tristesse au terme d’un long voyage, Sénèque observe dans une autre lettre : « Tu dois changer d’âme, non de ciel. (…) Tu auras beau traverser la vaste mer, comme dit notre Virgile, et laisser derrière toi terres et villes, tes défauts te suivront partout où tu arriveras[3]. » La dimension morale rejoint ici le tempérament latin : on oppose volontiers le génie aventureux des Grecs, navigateurs dans l’âme, aux réflexes plus casaniers des Romains, foncièrement ruraux.  « C’est par le hasard de l’Histoire que Rome a cessé d’être dans Rome, et que le Romain est devenu navigateur. C’est par vocation que le Grec, colonisateur, explorateur, migrant de l’art ou de la science, cherche la vaste humanité au-delà de la Grèce[4]. » Le fait est qu’avec un bel ensemble les poètes, d’Horace à Tibulle, disent leur horreur des voyages (corollaire de leur lien à la patrie), avant d’être relayés par les moralistes. Le changement de lieu entraîne en effet un contact avec la nouveauté, notion dont les Romains se méfient au plus haut point, car elle menace leur identité. Cicéron va ainsi jusqu’à mettre en garde contre les villes maritimes, coupables d’importer non seulement des marchandises, mais aussi des mœurs étrangères, et même de faire rêver leurs habitants : « Ceux qui habitent ces villes ne restent pas fixés dans leur séjour, et se laissent emporter loin de leurs demeures sur les ailes de l’espérance et de l’imagination : même quand leur corps demeure en place, leur esprit connaît l’errance et l’exil[5]»

Cette défiance générale vis-à-vis de la pérégrination ou  du franchissement des mers est d’autant plus remarquable que les déplacements sont monnaie courante dans l’empire romain, et concernent toutes les classes de la société : « les plus riches dans leurs rôles de propriétaires terriens ou de représentants de l’État, les autres comme soldats, marchands ou esclaves[6]. » Sénèque lui-même est loin d’avoir eu une existence sédentaire : il est né à Cordoue, a gagné Rome pour y faire ses études, est allé soigner ses poumons en Égypte, a connu l’exil en Corse, et suivi plus d’une fois en Campanie la cour de Néron. Baïes, la station balnéaire à la mode, lui est assez familière, même s’il la qualifie par ailleurs de repaire des vices[7]

Existait-il dans l’Antiquité un esprit touristique comparable à celui qu’a développé l’époque moderne ? Le premier extrait cité montre que les lieux exotiques suscitent un certain attrait, même si Sénèque veut faire passer cet intérêt derrière des considérations morales. Dans la Consolation à Marcia, le philosophe ouvre une longue parenthèse argumentative pour évoquer le cas d’un homme qui, désirant partir pour Syracuse, met en balance les avantages du voyage (suit une énumération des merveilles de la ville) et ses inconvénients (le climat pénible l’été, et le régime tyrannique qui régit la cité) : une telle délibération ne semble pas très éloignée de la manière dont un touriste moderne peut choisir sa destination[8]. Dans un autre ouvrage[9], il fait la satire de ces voyageurs errants qui sans intention bien définie promènent sur terre et sur mer leur instabilité : on peut aussi reconnaître là une forme un peu caricaturale d’un certain tourisme actuel, favorisé par les agences spécialisées. Il existait dans le monde antique de véritables guides de voyage, les périégèses, tournés autant vers les récits attachés aux différents sites que vers les curiosités proprement géographiques ou architecturales : celle du Grec Pausanias, rédigée un siècle après Sénèque, est la plus connue. Bien entendu ce parallélisme entre les deux époques a ses limites : une des plus importantes est le rapport au temps. Alors que depuis la révolution des transports nos trajets tendent à se réduire à des épures abstraites – une simple ligne pointillée reliant instantanément un point à un autre – il en allait autrement dans l’Antiquité : la fatigue des déplacements terrestres et les dangers de la navigation[10], pratiquée uniquement à la belle saison, rendaient l’incommodité et la longueur du trajet indissociables de sa destination : d’où ces « voyages à finalité mixte[11] » qui associent souvent la curiosité touristique, apanage des élites, à une autre mission…

Reconnaissons-le : la lecture de Sénèque ne suffira pas à nous détourner de nos désirs d’ailleurs, pas plus que le dernier poème des Fleurs du Mal, développant sous différents aspects l’amer savoir qu’on tire du voyage, ne parvient à désamorcer nos rêves de départ. Même si nous savons bien que là où nous irons nous transporterons notre mal de vivre et que l’humanité sera partout la même, et si nous pressentons qu’au retour nous retomberons dans nos confinements quotidiens, le désir de voir et l’humeur inquiète nous poussent toujours vers des pays rêvés. Et pourquoi refuserions-nous cet élan ? Pourquoi, n’en déplaise à Cicéron, ne nous laisserions-nous pas porter par les ailes de l’espérance et de l’imagination ? Les villes maritimes, si elles constituent un danger pour le moraliste, peuvent aussi susciter de merveilleuses rêveries. Relisons la dernière strophe de L’Invitation au Voyage :

Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde ;

C’est pour assouvir

Ton moindre désir

Qu’ils viennent du bout du monde.

Les soleils couchants

Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière,

D’hyacinthe et d’or ;

Le monde s’endort

Dans une chaude lumière.

Si par le voyage nous allons découvrir le monde, inversement, dans la rêverie qu’il suscite, c’est le monde qui vient à nous, sans aucun obstacle, chargé de toutes les promesses de l’imagination. On voit ainsi se fondre, dans le texte baudelairien, l’appel de l’ailleurs édénique – suggéré par l’humeur vagabonde des vaisseaux – et le plein accomplissement d’un instant de grâce qui se suffit à lui-même, comblant déjà tous les désirs, à travers la beauté sereine du paysage crépusculaire. Cette dernière strophe incarne ainsi magnifiquement la définition paradoxale que René Char donne du poème, et qui vaut aussi pour notre aspiration rêveuse au voyage : « L’amour réalisé du désir demeuré désir. »

J-P P.

[1] Essais, Livre III, Ch.13 : De l’expérience

[2] Lettres  à Lucilius, 104, 13-15

[3] Lettres 28, 1. La formule utilisée par Sénèque « Animum debes mutare, non caelum » fait aussi écho à l’épître d’Horace : « caelum, non animum mutant, qui trans mare currunt. » (Ep. I, 11, v. 27)

[4] Jean-Marie André et Marie-Françoise Baslez, Voyager dans l’Antiquité, Fayard, 1993

[5] Cicéron, La République, II, 4

[6] Martin Goodman, Rome et Jérusalem Première partie, ch.2 : « Un monde uni par Rome ». Perrin, 2012

[7] Voir lettres 51 et 55.

[8] Consolation à Marcia, chapitre 17. L’argumentation, qui revient à dire à une mère en deuil : « tu n’avais qu’à davantage réfléchir avant d’avoir un enfant » (comme le voyageur avant d’aller à Syracuse), ne nous semble pas briller par sa délicatesse : elle renvoie au genre même de la consolation.

[9] De la tranquillité de l’âme, 2,13

[10] Sénèque pour sa part, sujet au mal de mer, déteste la navigation et ne supporte guère mieux les déplacements terrestres, y compris en chaise à porteurs (cf. lettres 53 et 55).

[11] Jean-Marie André et Marie-Françoise Baslez, op.cit.

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