Entretien idéal avec Pierre et Jacqueline Sauzeau

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À l'occasion de la parution des Fables grecques et latines de l'Antiquité sous la direction de Jacqueline et Pierre Sauzeau, La vie des Classiques vous offre un entretien exclusif sur leur parcours et la construction de cet ouvrage. 

Comment vous présenter ?

Jacqueline Sauzeau, agrégée de Lettres classiques, a enseigné le latin et le grec pendant toute sa carrière. Elle s’est toujours intéressée à la pratique de la traduction.

Pierre Sauzeau, professeur émérite de langue et littérature grecques à l’Université Paul-Valéry (Montpellier) est helléniste, spécialiste de sémantique historique, d’Homère et de mythologie.

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Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre formation ?

Jacqueline S. Les influences déterminantes qui m’ont poussée vers l’enseignement des langues anciennes et la traduction d’œuvres latines en particulier me sont venues d’abord du milieu familial : père professeur d’ENI et latiniste, mère certifiée de lettres classiques : c’est elle qui a été mon professeur de latin au lycée de jeunes filles d’Avignon en 5ème et 4ème et m’a inculqué à la fois les bases d’un apprentissage exigeant de la langue et son amour. Ensuite j’ai été très marquée par mes années d’hypokhâgne et de khâgne au lycée Fénelon, et en particulier l’enseignement de mon professeur de latin, Mme Huppé.

De nombreux voyages familiaux en Italie, en Grèce ont accompagné cette formation première.

Et la fréquentation ininterrompue des livres.

Pierre S. Comme pour ma sœur, le rôle de mes parents, de leur conversation, de leur bibliothèque, des voyages a été essentiel. Ensuite, j’ai choisi l’Université, celle d’Aix en Provence. Citer des noms est toujours difficile. Ceux qui me viennent d’abord à l’esprit sont ceux de Jean Casabona, Paul Veyne, Georges Duby, Françoise Létoublon, Michel Casevitz, Pierre Vidal-Naquet, Alain Moreau...

Je n’ai malheureusement rencontré Cl. Lévi-Strauss et G. Dumézil que sur le papier, mais la conversation a été longue.

Quelle a été votre formation intellectuelle?

Pierre S. J’ai eu du mal à me spécialiser, tiraillé entre l’Histoire, l’anthropologie, la linguistique historique et la littérature. Dans ma jeunesse régnait le structuralisme, avec ses abus et ses perspectives nouvelles. La sémantique historique a été une clé importante qui m’a permis de m’appuyer sur une méthode scientifique relativement solide pour explorer en particulier le texte homérique et la mythologie. Je crois d’autre part que le comparatisme, qui n’est plus guère à la mode, est indispensable au progrès de la recherche.

Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu?

Jacqueline S. Le De Viris a enchanté mes premiers pas de latiniste. Il comblait à la fois mon goût pour le latin et mon attrait pour l’histoire ancienne qui ne se sont jamais démentis.

Pierre S. C’était une époque où l’on ne demandait pas aux débutants d’apprendre le grec dans Thucydide et le Théétète de Platon. J’ai commencé le latin en sixième avec l’Epitome Historiae Graecae, en cinquième avec le De Viris de Lhomond ; le grec en quatrième avec les fables d’Ésope.

Quel souvenir en gardez-vous ?

Pierre S. Plutôt un bon souvenir : la langue n’était pas trop difficile, les histoires intéressantes, et le professeur pouvait broder un commentaire. 

Quelle est la première fable que vous avez lue ?

Jacqueline S. Impossible à dire : aussi loin que je me rappelle j’ai lu et appris des fables et j’étais encore très jeune quand mon grand père m’a offert les fables de Florian, moins populaires à l’école, mais que j’ai beaucoup aimées.

Pierre S. Je crois que c’était le Corbeau et le Renard de la Fontaine ; ou bien la Cigale et la Fourmi.

Quelle est l’importance de ce genre dans l’histoire? 

Pierre S. Plus grande qu’on ne croit. La fable, fondamentalement orale, ne se distingue pas toujours du proverbe, du conte, du mythe. Elle a un statut paradoxal : elle n’est pas considérée comme un genre « noble », elle est même associée aux classes les plus humbles et aux esclaves ; mais elle fait partie du socle culturel de la Grèce antique. Tout le monde connaît les fables d’Ésope. Socrate dans sa prison entreprend de les mettre en vers. La fable apparaît dans la tragédie ou dans les textes philosophiques. Les recueils de Phèdre, de Babrius et d’Avianus sont ensuite adaptés, traduits, mis en prose ou remis en vers de l’époque hellénistique au Moyen-âge, jusqu’à la Renaissance et à la Fontaine.

Existent-elles dans d’autres civilisations ?

Pierre S. Bien sûr, même si les fables sont essentiellement des récits oraux qui ne sont pas toujours préservés par l’écriture. Les plus anciennes sont attestées en Mésopotamie et en Égypte. On en trouve dans la tradition chinoise, et dans l’Inde ancienne le Pancatantra est un recueil de fables destiné à l’éducation des Princes qui se transmettra, par l’intermédiaire de l’Iran et du monde arabe, jusqu’à l’Occident.

Quel rôle les Grecs leur attribuaient-ils ?

Pierre S. Une ancienne conception de la fable, nommée ainos, en fait une sorte d’énigme (ainigma) : un court récit métaphorique qui révèle, à qui sait le décrypter, la vérité d’une situation. La fable est ainsi une parole de sagesse, particulièrement utile à la réflexion politique. Elle joue ensuite un rôle important dans l’art rhétorique, parce qu’elle séduit et retient les auditeurs tout en illustrant son propos. Démosthène ira jusqu’à s’en plaindre (Peudo-Plutarque, Vie des dix orateurs, p. 15 de notre livre) : les Athéniens sont plus intéressés par l’ombre de l’âne que par la situation militaire et politique de la cité.

Étaient elles destinées aux enfants ?

Pierre S. Non, certaines auraient été franchement déplacées dans les écoles, d’autres n’intéresseraient pas de jeunes lecteurs. Leur lien essentiel au politique ne les concerne guère. Mais il se trouve que le genre de la fable a toujours été apprécié des enfants et, de l’Antiquité jusqu’à une date récente, des enseignants.

Pourquoi ?

Pierre S. Les fables conviennent dans leur principe aux enfants parce qu’elles donnent du plaisir. Une fable, comme un conte, est une histoire, un petit récit raconté dans un style facile, en prose ou en vers simples. D’autre part, beaucoup de fables (mais non pas toutes) mettent en scène des animaux qui figurent la société humaine, comme le font le Roman de Renart, nos bandes dessinées et nos dessins animés. Ces caractères expliquent, je pense, le plaisir ressenti par les enfants depuis des millénaires à écouter une fable. Les enseignants ont profité de cet attrait pour utiliser la fable à des fins pédagogiques : il s’agissait soit de travailler la langue ou l’art du récit, soit de proposer une leçon de morale, ce qui a posé davantage de problèmes.

Quelle vision du monde traduisent-elles et peut-on la comprendre ?

Pierre S. Ésope est d’abord, selon sa biographie légendaire, un esclave qui fait la leçon à son maître. La fable exprime le monde « vu d’en bas » ; la société, loin d’y être idéalisée, est décrite dans toute sa brutalité, son injustice impitoyable. Mensonges et hypocrisies y sont mis à nu ; les philosophes cyniques se sont reconnus dans cette tradition qu’ils ont développée. Mais le propos de la fable n’est pas pour autant révolutionnaire. Les loups mangent les moutons, les ânes sont exploités et battus : les choses sont ainsi, il faut savoir l’accepter et gérer au mieux sa vie, en négociant avec la nécessité.

Pourquoi s’y intéresser aujourd’hui ? 

Pierre S. Une fable se présente comme une histoire dont le sens premier est en réalité secondaire : comme une énigme, elle ne trouve son vrai sens que par rapport à un contexte dont elle est la métaphore. Dans de nombreux cas, ce statut lui permet de trouver un sens nouveau dans un contexte nouveau, même à l’époque contemporaine.

Pourquoi les regrouper dans un seul volume ?

Pierre S. À l’époque hellénistique, on a commencé à regrouper les fables en collections pour que l’étudiant, l’orateur, puisse trouver celle qui convenait pour illustrer son propos ; les fables étaient réduites à un canevas simpliste sur lequel on pouvait broder. Ensuite, des auteurs comme Phèdre et Babrius ont entrepris des recueils plus ambitieux, créant de véritables œuvres littéraires personnelles et originales. Il est intéressant de lire les différentes versions d’une même histoire et de voir naître un véritable genre littéraire qui préfigure parfois l’œuvre géniale de La Fontaine.

Aristote et Tite-Live ont écrit des fables ?

Pierre S. J’ai voulu que dans notre édition des « fables en contexte » précèdent les collections et les recueils antiques. Nous avons l’habitude de considérer les fables antiques et modernes comme faisant partie de recueils. Or la fable apparaît dans de nombreuses œuvres de genres différents, par exemple la tragédie et la comédie attiques, les traités d’Aristote (on en trouve quatre exemples dans notre ouvrage) ou en latin la grande Histoire de Tite-Live (II, 32 : « les Membres et l’Estomac », fable racontée à la plèbe par Ménénius Agrippa) ou les Satires d’Horace. La fable y joue le rôle du paradeigma, en latin exemplum, qui donne à un argument une clarté, une force démonstrative en présentant une situation analogue dans un univers de référence comme la mythologie, la fable ou l’histoire.

Ces fables sont elles morales ? 

Jacqueline S. Tout dépend de ce qu’on appelle « morale ». Si l’on considère le comportement des héros, il est certain que bien souvent il n’est guère recommandable ! Le reproche en a été fait depuis longtemps aux fabulistes : ce ne sont pas les plus honnêtes qui gagnent ! Ce qui est intéressant, ce sont les conseils moraux qui en découlent et qui traduisent une attitude de mesure, d’adaptation aux circonstances et à la situation sociale : elle peut choquer à notre époque où l’incitation à « l’indignation » et à la révolte a davantage le vent en poupe.

Pierre S. C’est un vieux problème, la morale des fables. Il faudrait, pour commencer, se débarrasser de la plupart des « morales », les epimythia, artificiellement collées au pied de chaque fable dans les collections. La vraie morale est dans le récit lui-même, parfois, mais pas toujours, explicitée par un personnage. Ce que l’auditeur / lecteur en retire, ce n’est pas une « leçon de morale », c’est une leçon de sagesse pratique : pour résister aux coups du destin, il faut savoir l’accepter et ruser avec lui ; à la force, il faut savoir opposer l’intelligence, la mêtis, le courage, la lucidité.

À quoi ressemble votre bibliothèque ?  

Jacqueline S. Je n’ose répondre…

Il me faudrait d’abord dire « mes bibliothèques ». J’habite la maison familiale qui regorge littéralement de livres issus de plusieurs générations d’affamés de lectures, et on trouve des livres à peu près dans toutes les pièces de la maison et des dépendances. Ils appartiennent à des domaines très variés : littératures, histoire, voyage et art. Mais on y trouve aussi entomologie, botanique, géographie, ethnologie…. Je possède beaucoup d’œuvres latines et grecques, et de très nombreuses revues d’histoire et d’archéologie auxquelles je suis abonnée. Des rayons entiers de traductions « Budé »… J’aime aussi le livre en tant qu’objet, les belles impressions, les belles reliures, et mon violon d’Ingres est la reliure d’art. Je relie moi-même en cuir (souvent avec le concours de mon frère Pierre pour la décoration) mes livres préférés : en ce moment la série des Budé de Tite Live.

Pierre S. C’est mon appartement qui est une bibliothèque. Le bureau est bien sûr l’endroit critique. Les bibliothèques y ressemblent au ciel des Gaulois : j’ai peur qu’elles me tombent sur la tête.

Quelle est la part de l’Antiquité ?  

Pierre S. Dans mon bureau, elle a la part du lion, mais non l’exclusivité. Des textes, des études littéraires et philologiques, des ouvrages historiques. Dans les autres pièces on trouve de tout, histoire, histoire de l’art, littérature contemporaine. Les romans policiers sont injustement relégués à la cave.

S’il fallait retenir une fable de votre livre ce serait laquelle ?

Jacqueline S. Dans le cas des fables la réponse me semble difficile : la fable se conçoit comme partie d’un ensemble dont chaque texte apporte une pièce à l’édifice qui prend son sens de cette diversité.

J’aime particulièrement l’une d’elles (de Phèdre bien sûr) : celle du soldat de Pompée (Appendice Perotti 8). Une anecdote alertement racontée, des personnages tracés d’une main sûre, un sujet original et moderne qui laisse la porte ouverte à bien d’autres « morales » que celle explicitée, comme c’est d’ailleurs souvent le cas.

Pierre S. Un choix difficile, bien sûr. Je crois que je choisirais « Les Chiens réconciliés avec les loups » (Chambry 216) : les chiens se laissent convaincre par les loups, parents si proches, de leur ouvrir la bergerie. La fin inévitable est écrite dans un style stendhalien : « Les loups, pénétrant à l’intérieur de la grotte, égorgèrent d’abord les chiens. » C’est très contemporain, il me semble.

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