Entretien avec Jean-Louis Poirier

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Jean-Louis Poirier est philosophe et spécialiste de l’Antiquité, collaborateur de l’édition des Présocratiques et des Épicuriens à la Bibliothèque de la Pléiade, auteur de nombreux articles et d’ouvrages publiés aux Belles Lettres. Professeur idéal aux yeux de nombre de ses anciens élèves, il nous ouvre aujourd’hui les portes de sa Bibliothèque idéale des philosophes de l’Antiquité (Les Belles Lettres, novembre 2017).

Comment vous présenter ?

Est-ce bien utile ? La Bibliothèque idéale des philosophes de l’Antiquité n’est pas de moi. Ou alors, il faudrait présenter quelques-uns de ces philosophes, et ils ne sont pas forcément tous présentables.

Je trouverais très bien que vous me présentiez tout simplement comme un lecteur.

Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre formation  ?

Les rencontres de chair, ou de paroles. Oui, j’ai eu la chance, pendant ma scolarité, d’entendre de grandes voix. Pas beaucoup, mais je les citerai toutes pour ne pas faire de jaloux. Au Lycée, en seconde, un professeur d’histoire extraordinaire, qui m’a influencé et impressionné durablement : Olivier Clément (par ailleurs célèbre théologien), qui faisait des cours non d’histoire, mais de théologie et de philosophie, il m’a fait découvrir Dostoievski et Plotin — En hypokhagne, Etienne Borne, étonnant de conviction et de passion, un vrai style. Je lui dois la découverte de Hegel. En khagne, quelques grands maîtres m’ont appris et fait aimer le grec, presque par-dessus tout.

Quelle a été votre formation intellectuelle ?

Aucune, j’ai toujours été un élève indiscipliné et paresseux. Bien sûr j’ai suivi un cursus très classique, avec les meilleurs enseignants, mais j’ai toujours essayé d’être rebelle à l’égard d’un certain nombre de convenances intellectuelles. Puis-je vous confier cela ?  je me suis longtemps trouvé inapte à la tranquillité, brouillon et inquiet. Je n’ai jamais pu acquérir les méthodes qui permettaient — du moins le croyais-je… — à d’autres étudiants de s’épargner les doutes ou la dureté du contact direct avec les textes.

Pourquoi la philosophie ?

À cause de la question de l’Être, que je me posais bien avant (et encore bien après…)

Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ?

Le De Viris, en cinquième pour le latin, l’Anabase pour le grec, en quatrième.

Quelle est la particularité de la philosophie antique  ?

Elle est à la fois (et sans doute pas seulement) en grec et en latin, on se figure qu’elle forme une totalité, elle est inventive de formes et n’est rivée à aucun genre d’expression.

Quelle est son importance dans l’histoire ?

Absolue. On pourrait dire qu’elle a donné lieu à l’invention des bibliothèques et à la naissance de la culture : elle a suscité des gens qui la lisaient et qui s’y référaient. Elle a rendu possible Montaigne, et, en général, ce qu’on appelle l’homme cultivé. Sans la philosophie antique, sans la mémoire et la conservation de ce qu’elle contient, sans sa transmission et l’enseignement des langues anciennes, il n’y aurait plus aucune culture et l’homme moderne deviendrait un animal stupide et borné.

Est-elle meilleure ? Pourquoi ?

Bien sûr qu’elle est meilleure !

Pourquoi ? vous n’avez qu’à la lire, ou simplement lire la Bibliothèque idéale… Ça saute aux yeux ! et le succès de ce petit livre le montre parfaitement.

Rend elle meilleur  ?

J’espère que non. La philosophie doit se garder d’être édifiante. Mais je veux bien qu’on dise qu’elle nous sauve, et vous pouvez donner à ce mot tous les sens que vous voudrez.

Dans votre ouvrage, vous pointez une sorte de malentendu sur la philosophie antique : ce « paradis de l’esprit humain » pour reprendre l’expression de Hegel, est aussi une terre sauvage et parfois terrifiante. Pourquoi ?

Ce n’est pas un malentendu. Je ne crois pas. C’est essentiel. Ce qui est effrayant — ou « sauvage », si vous préférez —, c’est qu’on la croit morte, et qu’elle remue encore, et il y a peut-être encore du venin dans ses crocs, et peut-être le ventre est-il encore fécond…! C’est ce que disent involontairement, mais très justement, les critiques quand ils font l’éloge de ces textes « toujours neufs ». Il faut se méfier…

Est-ce à dire que l’amour se trompe toujours de cible ? Que l’on n'aime pas les classiques pour les bonnes raisons ? 

On a dit l’amour aveugle, « mais c’est qu’il a de meilleurs yeux que nous » a observé Rousseau. Les classiques ne sont pas classiques, et c’est pour cela qu’on les aime, pour ce qu’ils nous dérobent… le classicisme est en fait une forme de marivaudage, un piège pour s’approprier l’inclassable, faire entendre l’inaudible et l’enseigner dans les classes ; comme Socrate : il prétendait qu’il ne savait rien et se faisait passer pour le plus savant des hommes… La plupart de nos classiques sont extraordinaires, pour peu qu’on se hasarde à les lire.

Dans votre ouvrage Thucycide est philosophe : en quoi ?

Je pourrais vous répondre qu’il existe sur ce sujet (la raison, l’histoire) un beau livre de Jacqueline de Romilly, et un autre, plus récent, sur le tragique, dont j’ai oublié l’auteur[1].

Mais, philosophe, Thucydide l’est encore autrement : je ne veux pas retenir l’élève des Sophistes, mais simplement la puissance du  logos épitaphios donné dans les morceaux choisis de votre collection. Il y a là-dedans une compréhension géniale de la Cité grecque et de son destin historique qui émeut jusqu’au fond de l’âme. Si c’est pas de la philosophie, ça…

Vous présentez aussi des textes inattendus et, à vous lire, le lecteur, même antiquisant, découvre des pans entiers de la philosophie antique qui lui avaient échappé. Pourriez-vous nous donner des exemples  ?

Inattendu ? tout dépend de ce à quoi on s’attend, et de ce qu’on attend. Il faut s’attendre à tout et ne se contenter de rien. Je ferai simplement observer que c’est un peu dommage, si on a fait quelques études, ou même simplement des études secondaires, que l’on puisse encore se figurer que l’Antiquité se résume à la mort de Socrate et aux Catégories d’Aristote. Sans aller chercher dans les recoins poussiéreux des bibliothèques, est-ce vraiment si extraordinaire de demander qu’on ouvre un peu, par exemple, Plutarque et Philon d’Alexandrie ? ou l’admirable Galien ?

Un sujet de dissert  pour l’enseignant que vous avez longtemps, et brillamment été : peut-on aimer l’Antiquité et être de son temps  ?

Quelqu’un a dit qu’être de son temps, si c’est en suivre les modes et en recueillir les valeurs, c’est être en fait du temps des autres. Vous devinez ma réponse : c’est justement en aimant l’Antiquité que l’on peut être de son propre temps, car elle nous éloigne de celui des autres et nous reconduit vers une région où le sentiment, pour l’esprit, d’être chez soi semble vouloir dire quelque chose. Par ailleurs, qu’on le veuille ou non, on est toujours de son temps, même si on en récuse les valeurs dominantes. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas à la fois être de son temps et être intelligent. S’il y a une époque, dans notre histoire,  qui fut, en son temps, amoureuse de l’Antiquité, c’est bien la Renaissance ; et aucune époque ne fut aussi jeune, aussi nouvelle, aussi intelligente que la Renaissance. Notre temps aurait bien besoin d’une nouvelle renaissance.

Par quel auteur commencer ?

Permettez-moi une provocation : commencez par qui vous voulez ! ce recueil est comme un coffret de friandises offertes à tous les jeux ; il n’y a surtout pas d’ordre imposé, d’intinéraire obligé !

Ou alors — provocation dans la provocation — je conseille de lire le Mémoire sur la lettre Omega de Zozime de Panopolis ! Il n’est pas dans les morceaux choisis dont nous parlons (c’est leur limite : ils sont désespérément incomplets eu égard à l’immensité du monde antique!), mais  rassurez-vous, on le trouve, et même il est traduit, dans la Collection des Universités de France[2].

Quelle a été votre plus belle réussite d’enseignant ? Votre meilleur souvenir  ?

Ma plus belle réussite d’enseignant ?

— C’est incontestablement lorsque, enseignant les mathématiques à des tout-petits, je leur ai expliqué géométriquement, comme à des grands, les identités remarquables, en dessinant la figure au tableau. Ils éprouvaient une joie incalculable (c’est le cas de le dire !) à comprendre quelque chose, pour la première fois de leur vie.

Mon meilleur souvenir ?

 — En tout cas, voici mon plus lointain souvenir : mon premier cours, un matin de septembre, à Montpellier.

A quoi ressemble votre bibliothèque ? 

À la Bibliothèque de Babel, elle n’a pas de toit : elle n’est pas infinie, mais il y pleut, elle est ouverte à tous les vents !

Est-elle idéale  ?

Hélas non !  Elle est tristement sensible : c’est un labyrinthe d’émotions.

S’il fallait retenir une phrase/une idée de votre livre ce serait laquelle ?

Ni une phrase, ni une idée.

Puis-je vous proposer plutôt un lieu ?  Un lieu au fond du désert, bien sûr ; un lieu qui, même s’il est très en dessous du niveau de la mer, est à la hauteur des philosophes qui l’élirent pour prendre soin de leur âme : Qumràn[3].

Et si vous permettez, à vous qui avez écrit de si belles choses sur nos végétaux[4], je voudrais vous proposer aussi une plante : la coriandre[5]. Comme l’explique Philon, la coriandre métaphorise le logos. Car la parole est un bien, peut-être le seul vrai bien, en cela qu’il peut être partagé avec tous, qu’on peut découper autant qu’on veut et que, comme la coriandre, il repousse ou reste égal à lui-même en chacun de ses fragments. Pourquoi n’aurait-on pas là, pour finir, une définition de la philosophie ?

 


[1] Pierre Ponchon, Thucydide philosophe, Paris, 2017 (note de la rédaction de La Vie des Classiques).

[2] Les Alchimistes grecs. Tome IV, 1ere partie : Zosime de Panopolis - Mémoires authentiques (note de la rédaction de La Vie des Classiques).

[3] p. 580.

[4] Laure de Chantal, Le Jardin des dieux, Flammarion, 2015.

[5] p. 377.

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