ENTRETIEN AVEC FRANÇOISE HÉRITIER

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En hommage à la regrettée Françoise Héritier, nous publions aujourd'hui l'entretien qu'elle avait accordé en introduction du Signet Rouge Sang, anthologie des crimes et sentiments en Grèce et à Rome. 

Lydie Bodiou et Véronique Mehl. – Vous avez fait des études d’histoire, vous avez dit dans un entretien que l’Égypte avait eu votre préférence. Quels liens entretenez-vous avec l’Antiquité en général, avec les mondes grec et romain en particulier ?

Françoise Héritier. En effet, j’ai fait des études d’histoire, plus exactement d’histoire et de géographie, parce qu’a l’époque il n’y avait pas de licence d’histoire d’une part et de géographie d’autre part. La séparation n’existait que pour les garçons. Les filles devaient étudier conjointement les deux matières, car on considérait que la géographie seule était trop difficile pour nos faibles cerveaux. J’ai donc fait les deux, histoire et géographie, avec une prédilection pour l’histoire. C’est tout à fait vrai que j’avais une passion pour le monde antique, et surtout pour l’Egypte. Je m’en suis expliquée par rapport à ma vie, parce que je suis née avant la guerre. J’ai connu l’exode, je n’ai pas connu les grands drames que d’autres ont connus, les grands drames vitaux, mais j’ai connu des aspects détestables. Cela m’avait beaucoup frappe – j’avais 7 ans en 1940 – et j’avais une détestation profonde pour le moderne et le contemporain qui me paraissaient vraiment barbares. Il me semblait que les mondes antiques – c’était une illusion d’enfant, bien évidemment – étaient des mondes de beauté et d’harmonie, aussi ai-je préfère, comme je le disais dans un entretien[1], les Ailleurs et les Autrefois. Ce n’est pas seulement les Autrefois, mais les Ailleurs et les Autrefois. L’Egypte, je suppose à cause de cette fascination particulière qu’exerçaient sur moi les représentations de l’art égyptien avec des représentations étonnantes, de profil, apparemment si peu calquées sur la réalité photographique et en même temps si parlantes. J’avais une véritable fascination pour l’art égyptien. C’est donc plutôt à travers l’art que je me suis focalisée sur cette partie de notre Antiquité commune, et je continuerais à choisir encore maintenant l’Egypte. Et si on me demandait de choisir entre la Grèce et Rome, ma préférence irait à la Grèce, Rome étant ce qui est le plus proche du barbare pour moi.

Vous avez animé des séminaires et publié en commun avec des historiens. Vous avez aussi travaillé avec Salvatore d’Onofrio qui, comme vous, est un anthropologue qui se sert beaucoup de l’histoire, et particulièrement de l’Antiquité[2]. Quels apports voyez-vous à replonger dans cet Autrefois, vous qui travaillez sur l’Ailleurs ?

En fait, je n’ai pas vraiment travaillé avec des historiens, ni avec Salvatore d’Onofrio. J’avoue peut-être une coupable faiblesse, celle de considérer que la recherche est un travail souterrain de taupe solitaire. J’ai animé des séminaires et j’ai beaucoup aime cela. De là à dire que j’ai travaillé de façon collective, non. Salvatore a eu plutôt la gentillesse de faire pour moi des choses que je n’aurais jamais faites, c’est-à-dire de rassembler des écrits que j’avais publiés à gauche et à droite pour en faire un montage, qui constitue d’ailleurs un très joli livre, Une pensée en mouvement[3]. Il a procédé de la même manière sur le sida[4], mais on n’a pas travaillé ensemble, c’est plutôt le résultat d’une collusion d’intérêts à un moment particulier.

Mais l’intérêt que j’éprouvais dans mes rapports avec les historiens de l’Antiquité, essentiellement Nicole Loraux, qui était une amie, c’était que j’avais la certitude d’un intérêt partage, comme avec Jean-Pierre Vernant, moins avec Pierre Vidal-Naquet, qui était certainement plus sur ses gardes en ce qui concernait l’anthropologie.

Mais avec Nicole Loraux et Jean-Pierre Vernant, nous nous entendions comme larrons en foire. Enfin... j’entends par là qu’on ne faisait pas de distinction entre l’apport historique

Et l’apport anthropologique sur les sujets qui nous intéressaient. J’ai souvenir d’avoir toujours trouve chez Jean-Pierre Vernant une oreille favorable. Il ne savait pas toujours exactement de quoi je voulais parler mais il était toujours prêt à répondre à mon désir de mieux connaitre.

Par exemple, un jour, je lui ai demandé s’il pouvait me faire une recension de textes classiques grecs qui traitaient de l’inceste, et notamment de ce que j’appelle l’inceste du deuxième type. Il m’a envoyé deux pages avec des citations, l’histoire de Philomèle par exemple. On pouvait en discuter, on savait qu’on se comprenait. On n’avait pas de véritables rencontres de travail. On savait qu’on se lisait mutuellement, et qu’on pouvait compter les uns sur les autres. C’était cela la chose importante.

Plus tard, d’autres historiens sont venus à mes séminaires, comme Jérôme Wilgaux et Philippe Moreau.

Vous avez beaucoup utilisé Aristote, en tout cas dans les ouvrages qui nous ont le plus marqué et le plus servi. Pourquoi Aristote ? Et pourquoi beaucoup moins les médecins, les hippocratiques ? Pourquoi pas Galien ?

C’est une vraie question, en ceci qu’elle me plonge dans l’embarras et m’oblige à me remémorer ≪ pourquoi Aristote ? ≫ Je pense, pour vous dire bêtement les choses, que c’est en cherchant justement à me documenter sur la pensée grecque, et en trouvant le titre De la génération des animaux, que je me suis dit ≪ c’est ce qu’il me faut ≫.

Et, une fois que j’y ai plongé, j’ai découvert un monde fascinant. Peut-être que cela a oblitère le corpus hippocratique. Ce qui m’intéressait, c’était moins la façon dont les Anciens remédiaient aux maux que la manière dont ils les concevaient. C’est vrai que si je m’étais intéressée davantage au corps souffrant, peut-être qu’a ce moment-là j’aurais interrogé un peu plus le corpus hippocratique, Hippocrate et les autres. Mais ce qui m’intéressait, c’était plutôt les représentations autour, d’où Aristote et la philosophie.

Quel est l’apport de l’Antiquité et d’Aristote à ce que vous appelez la valence différentielle des sexes ? L’antiquisant, d’ailleurs, vous découvre souvent avec ce sujet.

Aristote n’a pas été un déclencheur, mais il a été du pain béni. C’était notre monde effectivement, même si nous avons aussi d’autres origines qui nous viennent d’ailleurs. Chez Aristote, la notion de monstruosité commence dès que l’homme fait une fille. Il a ce très joli travail un peu naïf ou il explique les trois puissances de l’homme, et le pire, c’est lorsque les trois sont en défaut et que l’homme fait une fille qui ressemble à sa grand-mère maternelle. C’était trop beau, c’était vraiment du pain béni. Il était une si magnifique illustration que je m’en suis toujours un peu servie. Mais ce n’est pas lui qui m’a mise sur la piste, mais il m’a permis d’asseoir avec une certitude plus grande mon propos. Il m’a embaumé le chemin.

Pour continuer avec l’Autrefois et l’Ailleurs qui vous sert joliment à qualifier nos deux disciplines des sciences humaines : ce rapprochement est-il celui de l’exotisme et de modes de pensées révolus ? En quoi les deux sont-ils « bons à penser » pour aujourd’hui ?

Je bute sur l’expression ≪ des modes de pensées révolus ≫. Parce qu’il m’apparait de plus en plus que les modes de pensée que l’on croyait révolus perdurent encore de nos jours. J’ai mis en évidence des systèmes de pensée qu’on considère comme primitifs, et notamment les systèmes africains – les Samo chez qui j’ai travaille – j’ai écrit un livre, Retour aux sources[5], ou j’essaie d’expliquer le fondement même de cette structure de pensée. Il est fondé sur une idée qu’on retrouve expliquée – je pense – chez les Grecs, de la sympathie qui existe entre les registres cosmologiques du monde, le monde social et le monde biologique. Et tout peut s’expliquer par ce mouvement de sympathie. Quand vous l’expliquez de cette façon-là, devant des classes ou devant un auditoire quelconque, les gens disent : ≪ Quelle fumisterie ! Comment peut-on se tromper ? Comment peut-on avoir des idées aussi indues en tête ? ≫ Mais en fait on continue à croire qu’il y a des registres et qu’une action dans un registre a une action dans un autre registre. Je prends des exemples dans le discours peut-être un peu folklorique : on m’a toujours dit et je continue à le dire aussi que chanter faux fait pleuvoir. Comment expliquer ce dicton ? Chanter faux pour moi, c’est l’équivalent du charivari dans l’ordre social, c’est un déséquilibre de l’air. Et le problème de la sympathie implique que les mondes doivent être en équilibre ou en harmonie. Généralement quatre éléments sont reconnus, aussi bien chez les Grecs que chez les Samo, et il ne faut pas qu’il y ait d’ébranlement. Un ébranlement dans un registre a des répercussions dans un autre qui lui est diamétralement relie. Si on ébranle la terre, on fera venir la pluie. Si on ébranle l’air, on fera venir la pluie. Certes on ne peut pas ébranler le feu, mais il y a comme cela toute une série de possibles et d’impossibles dont on peut faire le tour d’ailleurs et qui sont absolument flagrants et continuent à fonctionner de nos jours. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est de trouver ce que j’appelle des invariants. Mais là, il faut se méfier, il faut prononcer les choses lentement et sérieusement, souvent on confond ≪ invariant ≫ et ≪ invariable ≫. Pour moi, ≪ invariant ≫ ne veut pas dire quelque chose qui est le même, partout et dans toutes les sociétés, c’est le lien qui existe nécessairement entre deux concepts, même si une société et une autre présente des réponses diamétralement opposées a cette question. Je prends un exemple classique : toutes les sociétés établissent un lien entre le corps et le commerce. Est-il possible de vendre le corps ou ses organes ? Il y a des débats considérables de nos jours autour de cette question. On peut répondre oui franchement ou non franchement, on peut répondre oui ou non, cela dépend, il y a toutes sortes de réponses.

≪ L’invariant ≫, c’est le lien. Il n’y a pas de société qui ait fait l’économie de ce lien. Et donc on peut le retrouver à travers l’analyse des mondes anciens, c’est pour cela que l’étude des textes grecs peut être aussi un chantier anthropologique.

Le corps n’a pas toujours été objet d’études en anthropologie, c’est votre nom qui apparaît dès qu’on pense anthropologie du corps.

C’est exactement cela, je suis une des pionnières, une des premières à avoir fait apparaitre le corps comme porteur de sens. En gros, c’est aussi la nouveauté par rapport au structuralisme lévi-straussien. Claude Lévi-Strauss se contente de la structure et il considère que le sens n’a pas d’intérêt, donc que le corps et les émotions n’ont pas d’intérêt. Moi, j’ai fait intervenir le corps, les émotions et les affects parce qu’il me semble qu’il est tout à fait possible de les faire entrer dans une analyse structurale.

Pensez-vous qu’il s’agisse seulement d’un effet de mode ou que vous avez fait école ?

Les deux. Mais je ne suis pas aussi puissante que cela mais j’ai dû faire école et puis, par ailleurs, je pense qu’il est à la portée de tout un chacun de se rendre compte des acquis phénoménaux que l’on peut avoir quand on commence à s’intéresser à ces questions-là. C’est à la portée de tous les débutants dans le métier. Je ne peux pas discerner si c’est mon influence ou la mode, mais de toute façon, aujourd’hui, c’est quelque chose qui est au gout du jour. Alors évidemment, en histoire, cela a commencé peut-être avec Alain Corbin, en premier, puis avec Georges Vigarello. Souvent, je suis un petit peu déçu parce que c’est traité – mais je ne vais pas leur en faire reproche – de façon trop historique, sur le plan de l’évolution, que cela soit pour l’hygiène, le vêtement, etc. Ils donnent des périodes, font apparaitre des transitions,

etc. Alors que moi, je vois plutôt des continuités que des ruptures. C’est le souci historique de déterminer des aires, des périodes qui me gêne, une approche qui ne va pas dans la profondeur des choses.

Le corps et surtout le sang sont au cœur de plusieurs sujets que vous avez mis en avant : la valence différentielle des sexes, la violence, l’inceste ou de façon plus étendue les liens familiaux. Est-ce l’étude du sang qui vous a amenée vers ces objets ou l’inverse ?

A dire vrai, c’est la pratique du terrain. Quand j’ai commencé à travailler en pays samo, je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais y trouver. Tout de suite, j’ai commencé par inventorier le système de parente, je me suis rendu compte que je n’y comprenais rien, mais vraiment rien. J’ai fait plusieurs enquêtes, toujours de la même manière, et j’obtenais les mêmes résultats, cela voulait dire que j’achoppais sur quelque chose qui m’était inconnu, ce n’était pas une erreur de ma procédure. Effectivement, c’était un système omaha de parente, c’est-à-dire quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler. Les particularités du terrain, comme celles-là, m’ont amenée à m’interroger sur des phénomènes qui en découlaient. Par exemple, le fait que dans la dénomination des cousins, des frères et des sœurs, là où nous avons des frères et des sœurs d’une part, les enfants de nos père et mère, et des cousins, les enfants de nos oncles et tantes d’autre part, eux ils ont des frères et sœurs, mais élargis aussi aux cousins parallèles, du cote du père et de la mère : les enfants du frère du père et de la sœur de la mère, vous les appelez mes frères et sœurs, et les autres, soit vous les appelez (comme s’ils étaient de la génération en dessous) neveux et nièces si ce sont les enfants de la sœur du père, soit vous les appelez (comme s’ils étaient de la génération en dessus) oncles et tantes maternels si ce sont les enfants du frère de la mère. Vous avez un système en gradins là où nous avons l’horizontalité. C’est un problème de structure que je me suis forcée d’élucider. Mais cela revenait à dire que, dans la quotidienneté, n’importe quel petit garçon ou adolescent appelait mon neveu et ma nièce les enfants de sa sœur, les enfants de la sœur de son père, les enfants de la sœur de son grand-père, pour rester dans les générations que l’on connaissait. D’une certaine façon, ces femmes-là, la sœur, la sœur du père, la sœur du grand-père, étaient toutes pour lui des équivalents de sœur. Cela voulait dire que pour un garçon, quelle que soit la différence d’Age, il y avait une infériorisation du statut féminin. Cela a été un des premiers éléments de cette rencontre avec la valence différentielle des sexes.

Pour l’inceste, c’est pareil. Je m’aperçois en travaillant dans cette société qu’il y avait un nombre remarquable d’interdits qui portaient non sur des consanguins mais sur des parents par alliance. L’interdit de l’inceste, tel qu’il est en général formule, que cela soit par Claude Lévi-Strauss sur le mode anthropologique – la nécessite de renouveler les alliances donc d’aller prendre femme ailleurs –, ou que cela soit sur le plan biologique – la nécessite de renouveler le stock génétique –, ne correspond en rien a l’obligation pour un homme de ne pas épouser la sœur de son épouse décédée ou la femme de son père. A ce moment-là, je me suis interrogée sur la raison d’être de ces systèmes et j’ai essayé de connaitre leur apparition dans le cours de l’histoire.

Je les ai vus apparaitre dans le premier code que j’ai rencontré, un code hittite dans lequel il y avait une formulation absolument étonnante, où il était fait interdiction a un homme d’épouser en un même lieu les deux sœurs et leur mère. Les traducteurs allemands du texte s’interrogeaient beaucoup sur la signification de cet interdit, dont ils ne comprenaient pas la nature – et moi non plus –, jusqu’à ce qu’intervienne l’eurêka de la pensée scientifique, quand on met ensemble toute une série de données. J’ai compris que c’était l’envers, dit au masculin, de différentes prohibitions qui existaient, ou un homme ne peut pas épouser la femme de son père, la femme de son frère, la femme de son fils. De la même manière, une femme ne peut pas épouser le mari de sa sœur, le mari de sa mère et le mari de sa fille. Quand on le disait au masculin, un homme ne peut pas épouser les deux sœurs et leur mère (en disant ≪ et leur mère ≫, vous avez le rapport mère-fille dans les deux sens). La formule est magnifique dans sa brièveté et dans sa concision, même si on a du mal à l’interpréter. Mais qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Elle signifiait que, chez les Hittites, on ne pouvait pas dire le droit au nom des femmes. En fait la valence différentielle des sexes est partie de constats de ce genre, donc c’est venu du terrain. Après, je l’ai alimenté en allant voir justement chez Aristote ou chez les philosophes, etc., mais ce sont d’abord des constats nés du terrain.

Pour les Anciens, le sang est ambivalent. Il a des côtés très positifs, la vie, le rouge éclatant, mais c’est aussi la mort, la maladie. Avez-vous retrouvé la même chose chez les Samo par exemple ?

Oui, le sang a toujours cet aspect ambivalent, mais chez les Samo on mettra toujours au premier plan la notion positive. Pour eux, le sang est le support de tout, notamment de la chaleur : les hommes sont chauds par nature et les femmes plus froides parce qu’elles en perdent. La violence, l’ardeur, la combattivité, la vengeance, la guerre sont du côté de la chaleur et du masculin. Le sang est donc porteur de la chaleur, de la vie, du mouvement, de la forme, la forme humaine purement et simplement, de la pensée, de toutes les idéalités, le nom, etc. tout dépend du sang.

Chez les Grecs, il est pharmakon, panacée et poison. Dans l’Antiquité, le terme véhicule aussi la notion de corruption.

Pas chez les Samo. Le sang n’est pas présente comme corruptible. On le voit comme dangereux parce qu’échauffant. Tout le problème est celui pose par la sympathie entre les corps, puisque la sympathie peut se faire aussi de corps à corps. On évite de mettre en présence par exemple une accouchée de la veille et une femme qui aurait eu des rapports sexuels heureux avec son conjoint dans la nuit.

Est-ce de l’ordre de la souillure ?

Non, c’est simplement parce que sa chaleur normale de femme qui n’est pas enceinte, jointe à la chaleur que lui a donnée son conjoint pendant la nuit et qui est toujours là, fait d’elle un corps extrêmement chaud qui attire à lui la chaleur des corps déficients. Donc une personne qui vient d’accoucher, qui est en perte, risque d’être encore plus faible après avoir eu cette visite. C’est un phénomène d’attirance et de répulsion. Cela marche dans les deux sens. Prenons un autre registre ou je ferai intervenir des artefacts. Les hommes fabriquent le poison pour les flèches, ils le font dans un lieu retire en brousse, en silence. Il y a du feu, on ne parle pas, ils apportent les ingrédients. Peut-être y a-t-il du sang, parce que je n’ai pas eu la recette du poison. Mais en tout cas ils le font en silence, et leur grande crainte, c’est qu’une femme vienne à passer à côte, sans le savoir. Si une femme enceinte passe à côte, la chaleur du poison va la faire avorter. Et si c’est une femme qui a ses règles, elle risque au contraire, par une froideur intense, de faire tourner le poison.

Le sang, c’est plutôt quelque chose qui est dangereux, non pas parce qu’il corrompt, mais parce qu’il est fort. Soit il attire le faible et le détruit ; soit, s’il n’est pas assez fort dans un rapport de force, il peut être annihile. Mais généralement c’est le sang qui est le plus fort. Le sang et le sperme sont les plus forts.

L’image projetée de l’Antiquité est sombre, le sang y coulerait en abondance, celui de la tragédie, de la mort, de la guerre. Cette vision sanguinaire est souvent aussi celle des sociétés de l’Ailleurs. On les imagine primitives donc brutales. Pourquoi l’Autrefois et l’Ailleurs se retrouvent-ils dans ce présupposé sanglant ?

Cela m’intéresse ce que vous dites, car c’est une pensée que personnellement je n’ai jamais eue. Je ne vois pas l’Antiquité grecque comme brutale. Bien entendu, je lis Homère – ce serait difficile d’en faire l’économie –, chez lui passer au fil de l’épée – même si égorger est certainement tout aussi brutal que recevoir une bombe atomique sur la tête, n’était pas dépourvu d’un certain panache. J’ai tort, j’ai honte de le dire. Personnellement je n’ai jamais vu l’Antiquité comme noyée sous l’aspect sanguinaire de la brutalité pure, absolument pas. J’ai du mal à me reconnaitre dans cette définition des mondes antiques et à penser que les enfants et les adolescents les voient de cette façon. Moi, je vois bien les épées rutilantes au soleil, les flots de sang non. Et les Ailleurs, je ne les ai jamais vus avec comme corollaire cette brutalité pure qui est celle de notre monde moderne ou on a conscience de ce qu’on inflige, que ce soit le nazisme ou les tortures concentrationnaires. Il y avait des tortures dans les mondes d’autrefois. Les mondes sioux par exemple, pour ne parler que d’eux. C’était extrêmement ritualise.

Ne croyez pas que je donne mon benedicite, mais c’était ritualise, celui qui était supplicie entrait dans le jeu de la parade et ce n’était certainement pas une bonne chose, mais cela correspondait à un idéal du surmoi de groupe. Mais pour le reste, quand on nous parle de la primitivité bestiale des sociétés d’Autrefois et d’Ailleurs, je dis non, elles n’étaient pas bestiales. Ce sont nos sociétés ou on tue les femmes et les enfants notamment qui le sont. Souvent on parle des crimes qu’on appelle d’honneur, en disant que c’est le propre des sociétés ≪ autres ≫ et le propre des animaux. J’ai regardé, il n’y a aucune société animale ou les males tuent les femelles. Bien entendu un lion tuera une antilope. Notre société est la seule ou les males tuent leurs femelles. Je le dis paradoxalement mais je le crois profondément : ce n’est pas un signe d’animalisation ou d’animalité, mais un signe d’excès d’humanisation parce que la valence différentielle des sexes, avec le mariage, l’exogamie, la possession d’un homme sur un corps de femme, implique la jalousie et, au-delà de la possession, le droit de vie et de mort. C’est donc un excès d’humanisation. Mais ce n’est pas du tout le propre ni des sociétés primitives ni des sociétés antiques.

Pourtant cette société antique a valorisé les grands sanguinaires.  Est-ce que le sang suscite la fascination ?

Est-ce que c’était les grands sanguinaires par eux-mêmes ou ceux qui avaient conduit des expéditions qui avaient fait couler beaucoup de sang ? Alexandre n’a peut-être jamais su lui-même.

Alexandre est très souvent blessé, donc il devait donner de sa personne et de son épée.

Même s’il a été blessé, il n’a pas été blesse a mort, cela implique qu’il était entouré de gens qui veillaient à ce que personne ne s’approche de lui et qui prenaient des coups pour lui. Je pense que mon hypothèse est juste et que si Alexandre a pu mener tout ce qu’il a accompli c’est qu’il n’était pas à chaque fois dans le corps-à-corps au premier rang. Ce n’est pas possible.

Dans votre joli ouvrage Le Gout des mots[6], certains personnages antiques apparaissent : Agamemnon est « un gros plein de soupe » et Nabuchodonosor est un « prétentieux plein de morgue et de suffisance » ; Mithridate et Sardanapale, comme les premiers, donnent lieu à de belles formules, mais ne sont guère sympathiques. Avez-vous des personnages qui vous plaisent ?

J’aurais pu mettre Bérénice et dire à quel point au contraire elle était un des mots les plus clairs, les plus doux que l’on puisse trouver. Je les ai pris pour leur joyeuseté. Agamemnon bien sur n’était pas un gros plein de soupe, mais le mot même Agamemnon, avec ce ≪ memnon ≫, est plein de mamelles.

On ne l’avait jamais vu comme cela Agamemnon, par contre les étudiants l’imaginent très bien par cette formule.

≪ Aga ≫ parce qu’il y a toute l’enflure de cette respiration autour des deux ≪ a ≫ et le ≪ A ≫ qui gonfle les poumons. Un gros plein de soupe rempli de mamelles. C’est plutôt une question de sonorité, ce ne sont pas les personnages, ce sont les mots. C’est le son des mots. Effectivement j’ai choisi des noms qui font rire.

Et Alexandre ? La sonorité ?

Alexandre ne me faisait pas flipper, ne me faisait pas rêver. Je n’ai pas élaboré autour d’Alexandre. S’il fallait que je dise quelque chose, je dirais qu’il y a trop de noir dans son nom. Alexandre, c’est un nom trop noir pour la clarté qu’il projette.

Nous avons intitulé notre ouvrage Rouge sang parce que le sang n’est pas seulement un liquide biologique, c’est aussi une couleur. Le rouge est emblématique dans l’Antiquité, associé au luxe, à la domination, c’est une couleur forte, marque du pouvoir religieux, de la royauté ou de la victoire. Le rouge, c’est la pourpre qui teinte luxueusement les étoffes. Avez-vous rencontré dans vos travaux les associations que les Anciens font avec la puissance et le luxe ?

Chez les Samo ? Non. Mais le rouge est quand même associé au feu et à la terre.

Et le sang a une couleur pour eux ?

Il est rouge, je crois qu’ils le disent rouge, mais je n’ai pas entendu de développement autour de la couleur. Il faut dire aussi que les possibilités de couleur ne sont pas larges en dehors de celles qu’offre la nature ; les possibilités de teinture sont extrêmement réduites. Il y a un ocre obtenu avec l’écorce de néré, un brun fonce avec du charbon de bois et d’autres pigments. Le rouge franc n’existait pas dans les couleurs naturelles, on ne savait pas le faire parce qu’il faut de la cochenille.

Toujours dans votre ouvrage Le Gout des mots, vous qualifiez l’amour de « rouge coquelicot ».  Pourquoi ?

C’est l’effet qu’il me fait. A la fois rouge parce que c’est intense et coquelicot parce que c’est fragile. Je ne connais pas couleur plus fragile que celle du coquelicot. Plus jolie et plus fragile.

Le sang interroge toujours la société contemporaine, il est même revenu ces derniers mois au-devant de la scène politique et médiatique (mariage pour tous, question de la filiation, GPA/PMA, mais aussi sida ou encore scandale du sang contaminé). Pourquoi le sang reste-t-il un sujet très politique, très contemporain ?

Parce qu’en dernière instance, bien que je ne sois pas althussérienne, nous n’avons pas évacue – et nous ne pouvons pas le faire – des transmissions si fondamentales et si archaïques, qui nous viennent de loin. Parce que la valence différentielle des sexes est quand même aussi fondée entre les différents butoirs que j’isole comme étant nécessaires pour qu’elle se construise : à savoir le fait qu’il n’y a que deux sexes, que c’est toujours les femelles qui mettent au monde des enfants des deux sexes, qu’il y faut du coït, il y a aussi la néoténie de l’espèce et la représentation autour du sang. Tout cet ensemble est nécessaire et fonctionne de concert. Si vous avez un rôle aussi fondamental dans la construction du social, vous ne pouvez pas penser en supprimer tous les effets et toutes les représentations d’un coup d’un seul.

Et d’ailleurs quel serait l’intérêt ? Pour les remplacer par d’autres de toute façon. Mais ce que j’essaie d’expliquer souvent, c’est qu’il ne s’agit pas de croire que, parce que ce modelé a été fonde très antérieurement a ce que l’on croit généralement – il y a 200 000 ans environ –, il a été fonde sur des erreurs nécessaires sous prétexte que les hommes de cette Antiquité avaient le savoir à construire et ne disposaient pas de savoirs antérieurs, qu’ils étaient obliges de tenir compte de ce qu’ils voyaient et ne pouvaient juger qu’avec leurs cinq sens, seuls moyens dont ils disposaient. Ils ont interprète a tort des phénomènes, le passage du sperme d’un corps dans un autre a été pour eux la preuve que c’étaient les hommes qui mettaient les enfants dans le corps des femmes. On vit sur une erreur très préjudiciable a la moitié de l’humanité depuis fort longtemps. Cela ne veut pas dire qu’elle est irréductible, parce qu’elle a été créée par l’esprit. Ce n’est pas fonde sur la nature mais sur une croyance. Nous avons découvert seulement au XIXe siècle qu’il y avait des ovules et des spermatozoïdes. Ce n’est rien, deux siècles, pour changer le cours du monde, pour changer le cours de la pensée. Et en plus ce n’est pas automatique, on ne change pas le cours de la pensée uniquement parce qu’on a découvert que les femmes apportaient la moitie, et les hommes l’autre moitié seulement. Que ce n’était pas seulement les hommes qui mettaient les enfants dans le corps des femmes. Il faut nous attendre à ce que cela prenne encore du temps pour changer le modèle dans son ensemble. Mais les représentations sur le sang font partie aussi du modèle, et qu’il y ait toute une série de craintes et d’inquiétudes notamment autour du sang contamine – je me souviens de tout cet aspect concernant le sida – est normal à partir du moment où le sang a cette vertu très particulière d’être le porteur de la vie, de la forme, de l’idée, de la pensée, de la chaleur, du mouvement, enfin de tout ce qui fait sens. Le reste n’étant que de la matière qui ne fait pas sens.

Aujourd’hui le sang est omniprésent. Dans les séries télé policières, où la victime se résume souvent à une tache de sang sur le sol, dans les journaux où il fait les gros titres, dans le goût des adolescents pour la bit-lit (« littérature mordante »), pour la littérature de vampires, ou pour Twilight, le sang est partout à l’image, vrai succès médiatique, en librairie, au cinéma, à la télévision. Alors qu’a contrario la mort, la maladie sont aseptisées dans notre quotidien. Comme si sur l’écran le sang pouvait divertir alors que dans la réalité concrète, celle de la vie et de la mort, il est occulté. Comment expliquer cela ?

Je pourrais difficilement l’expliquer. Le ressort de ce phénomène est toujours le même : la fascination devant le sang. Mais ce qu’on nous montre est quelque chose qui n’est pas corruptible. Aristote disait joliment du sperme qu’il était le summum de la volatilité parce que si on le faisait bouillir il ne restait pas de résidus. Je me suis demande s’il avait fait l’expérience. C’est quelque chose qui est censé n’être pas corruptible. Il est beaucoup plus difficile de nous faire voir du pus, des sanies, vous ne les voyez pas à l’hôpital. On vous montre volontiers une tache de sang mais jamais de pus. Or le pus est monnaie courante. Le corruptible et l’effet de la corruption sont rarement montres, et j’ai trouvé assez remarquable que dans ces séries américaines qui travaillent sur des faits refroidis, Cold Case notamment, ou on nous présente souvent la découverte d’un corps, on peut nous le montrer couvert de vermines, réduit a l’état de squelette mais très rarement a l’état liquéfie. Nous ne supportons pas l’idée de corruption et l’idée de liquéfaction. Les taches de sang m’évoquent un film d’Alfred Hitchcock, L’Inconnu du Nord Express, ou deux hommes échangent leur crime dans un train. Chacun a quelqu’un à éliminer, et ils se disent : ≪ Si tu tues ma femme et que moi je tue ta sœur (ou l’inverse, peu importe), personne n’y comprendra rien. ≫ Il y en a un qui effectivement exécute la chose, dans un parc public, et on voit la personne qu’il aborde et qu’il va tuer, une femme sans attrait avec de grosses lunettes rondes, qui tombe sur une sorte de plan. On dirait une grosse lentille lumineuse et elle va être étranglée sur cette lentille lumineuse. Et pour moi la tache de sang a toujours évoqué cette grosse lentille lumineuse qui se tord sous le corps de la femme. La tache lumineuse du sang, parce que le sang est lumineux. Ne pas oublier, il est aussi porteur de lumière.

Vous avez toujours, tout au long de votre carrière, et peut-être encore davantage ces dernières années, veillé à rendre vos travaux accessibles au grand public. Pourtant la vulgarisation n’a pas toujours été reconnue par les instances académiques et n’a pas toujours bonne presse. Est-elle nécessaire à la vie du chercheur, mais aussi à la société ?

Je récuserai un peu le terme de vulgarisation. Essayer de mettre à la disposition du plus grand nombre ne rend pas pour autant vulgaire. Je sais bien que je fais un contresens volontaire en le disant. Mon effort de mise à la portée du plus grand nombre est davantage un effort de vocabulaire et de langage, c’est-à-dire que je m’efforce d’écrire les choses simplement, de ne pas faire de phrases sophistiquées, embrouillées, trop longues, et de designer les choses par les mots qui servent au designer, avec très peu de périphrases, en expliquant toujours. Je ne cherche pas à simplifier, il n’y a pas d’aspect simplificateur dans ce que j’écris, mais je veille à le rendre lisible pour des gens qui seraient rebutes par un appareillage trop contraignant. D’ailleurs cela ne marche pas toujours. Parce qu’il y a des personnes qui me disent, même si je fais un effort pour être lisible : ≪ Vous savez, j’ai décroché. ≫ Parce que cela demande quand même un effort. La vulgarisation ne veut pas dire la simplification, en tout cas dans l’effort que j’accomplis pour cela, mais plutôt un effort de mise a portée à travers le style et le langage.

C’est important pour la vie du chercheur ?

Oui, c’est important, parce que je ne vois pas ou serait l’intérêt si nous ne travaillions que pour nous-mêmes en vase clos. Et en plus de cela il y a une autre raison brutale : je suis payée par l’Etat, qui me donne la capacité et la chance de faire un métier formidable avec un revenu mensuel et une sécurité d’emploi, et je garderais tout cela pour moi ? Il n’y a pas de raison.

 


[1] L’Identique et le Différent : entretiens avec Caroline Broué, La Tourd’Aigues, Editions de l’Aube, 2008.

[2] S. d’Onofrio, Le Sauvage et son double, ≪ La Verite des mythes ≫, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[3] Une pensée en mouvement, Paris, Odile Jacob, 2009.

[4] Sida, un défi anthropologique, textes reunis par S. d’Onofrio, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

[5] 5. Retour aux sources, Paris, Editions Galilee, 2010.

[6] Le Goût des mots, Paris, Odile Jacob, 2013.

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