Chroniques anachroniques - Rendre sa monnaie à Junon

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Quel peut être le lien, selon vous, entre cette monnaie qui remplit nos poches, celles de l’État avec le prochain prélèvement à la source, nos espoirs, l’actualité, et , nos économies, les relations internationales … et Junon ?! Pour trouver l’étonnante réponse, il nous faut curieusement revenir à un épisode célèbre de l’histoire romaine narré par Tite-Live : l’arrivée des Gaulois à Rome en 390 av. J.-C., qui fut l’un des épisodes traumatisant la mémoire romaine. Le monde celte, aux portes du monde gréco-romain, n’a pas attendu la fin de l’Antiquité pour se livrer à des incursions agressives en Méditerranée (ils pilleront même le grand sanctuaire de Delphes en 280-279 av. J.-C.).

Dum haec Veiis agebantur, interim arx Romae Capitoliumque in ingenti periculo fuit. Namque Galli, seu uestigio notato humano qua nuntius a Veiis peruenerat seu sua sponte animaduerso ad Carmentis saxo in adscensum aequo, nocte sublustri cum primo inermem qui temptaret uiam praemisissent, tradentes inde arma ubi quid iniqui esset, alterni innixi subleuantesque in uicem et trahentes alii alios, prout postularet locus, tanto silentio in summum euasere ut non custodes solum fallerent, sed ne canes quidem, sollicitum animal ad nocturnos strepitus, excitarent. Anseres non fefellere quibus sacris Iunonis in summa inopia cibi tamen abstinebatur. Quae res saluti fuit; namque clangore eorum alarumque crepitu excitus M. Manlius qui triennio ante consul fuerat, uir bello egregius, armis arreptis simul ad arma ceteros ciens uadit et dum ceteri trepidant, Gallum qui iam in summo constiterat umbone ictum deturbat. Cuius casus prolapsi cum proximos sterneret, trepidantes alios armisque omissis saxa quibus adhaerebant manibus amplexos trucidat. Iamque et alii congregati telis missilibusque saxis proturbare hostes, ruinaque tota prolapsa acies in praeceps deferri. Sedato deinde tumultu reliquum noctis, quantum in turbatis mentibus poterat cum praeteritum quoque periculum sollicitaret, quieti datum est. Luce orta uocatis classico ad concilium militibus ad tribunos, cum et recte et perperam facto pretium deberetur, Manlius primum ob uirtutem laudatus donatusque non ab tribunis solum militum sed consensu etiam militari ; cui uniuersi selibras farris et quartarios uini ad aedes eius quae in arce erant contulerunt, rem dictu paruam, ceterum inopia fecerat eam argumentum ingens caritatis, cum se quisque uictu suo fraudans detractum corpori atque usibus necessariis ad honorem unius uiri conferret. Tum uigiles eius loci qua fefellerat adscendens hostis citati; et cum in omnes more militari se animaduersurum Q. Sulpicius tribunus militum pronuntiasset, consentiente clamore militum in unum uigilem conicientium culpam deterritus, a ceteris abstinuit, reum haud dubium eius noxae adprobantibus cunctis de saxo deiecit. Inde intentiores utrimque custodiae esse, et apud Gallos, quia uolgatum erat inter Veios Romamque nuntios commeare, et apud Romanos ab nocturni periculi memoria.

 

Tandis que cela se passait à Véies, la citadelle de Rome et la Capitole coururent un grand danger. Les Gaulois avaient sans doute relevé des traces de pas humains à l’endroit où le messager de Véies était passé, ou peut-être avaient-ils remarqué d’eux-mêmes que vers le temple de Carmentis la roche était accessible ; par une nuit peu claire, ils commencèrent par envoyer en avant un homme sans armes pour tâter le terrain ; puis, se passant l’un à l’autre leurs armes dans les passages difficiles, se faisant la courte échelle et se poussant et se tirant à tour de rôle les uns les autres suivant la nature du terrain, ils parvinrent au sommet dans un tel silence qu’ils trompèrent les sentinelles et ne réveillèrent même pas les chiens, ces animaux si attentifs aux bruits nocturnes. Mais les oies, elles, ne se laissèrent pas surprendre : elles étaient consacrées à Junon et, malgré la rigueur de la disette, on les épargnait. C’est ce qui sauva la situation : car leurs cris, leurs battements d’ailes éveillèrent Marcus Manlius, consul deux ans auparavant et guerrier d’élite. Il s’arme en toute hâte, et, tout en criant : « Aux armes ! », il s’élance ; pendant que tout le monde s’agite, il frappe d’un coup de bouclier un Gaulois qui avait déjà pris pied sur le sommet et le renverse. Le Gaulois tombe, entraînant dans sa chute ceux qui le suivent ; d’autres prennent peur, lâchent leurs armes pour s’accrocher aux rochers avec leurs mains, et Manlius les tue. D’autres Romains aussi, maintenant rassemblés, de leurs armes et à coups de pierres, bousculent les ennemis, et leur chute, entraînant toute la troupe, la précipite dans le vide. Après quoi, le tumulte s’apaisa, et le reste de la nuit, autant que le permettait le trouble des esprits, qui, même une fois le danger passé, restait sur le qui-vive, fut consacré au repos. Au lever du jour, le clairon rassembla les soldats devant les tribuns : car la bonne et la mauvaise conduite devaient avoir une sanction. Manlius tout d’abord reçut pour son courage des éloges et un présent, non seulement des tribuns militaires, mais de tous les soldats à l’unanimité : tous sans exception apportèrent chacun une demi-livre de farine et un quart de vin à sa maison, située dans la citadelle. Si je rapporte ce petit détail, c’est que la disette en faisait une grande preuve d’affection, car c’est en prenant sur sa propre ration et aux dépens de son corps et de ses besoins que chacun contribuait à honorer un seul homme. Ensuite comparurent les hommes de garde qui s’étaient laissé surprendre par les assaillants. « Tous recevaient la punition réglementaire », déclara Quintus Sulpicius, tribun militaire. Mais, devant les réclamations unanimes des soldats, qui rejetaient la faute sur un seul homme de garde, il ne s’occupa plus des autres et les épargna. Comme la culpabilité de l’accusé ne faisait pas de doute, tout le monde l’approuva quand il le fit précipiter du haut du rocher. Dès lors on montra plus de vigilance de part et d’autre, chez les Gaulois parce qu’on avait reconnu qu’entre Véies et Rome des messagers allaient et venaient, chez les Romains en souvenir de la surprise nocturne.

Tite-Live, Ab Vrbe condita, V, 47, 4

Texte établi par J. Bayet et traduit par G. Baillet, Paris, Les Belles Lettres, 2003

Ayant averti les Romains de l’arrivée des Gaulois, Junon se vit ériger un temple, sur la citadelle du Capitole, par le dictateur Camille en 343 av. J.-C. et se vit attribuer, en référence à l’épisode des oies, l’épiclèse, identifiable par tout latiniste parvenu à l’étude de la deuxième conjugaison, de Moneta, déesse qui « avertit, conseille ».

Ce temple contenait les bureaux de la monnaie, mais aussi les documents et archives de l’atelier romain et de l’administration monétaire. Car c’est près de ce lieu que fut installé l’atelier officiel de frappe des monnaies, lui-même baptisé Moneta, nom qui par métonymie finit par désigner au Ier s. av. J.-C. (Cicéron, Philippiques, VII, 1 et Ad Atticum, VIII, 7) le produit même fabriqué dans cet atelier. Ce temple a entièrement disparu et, à son emplacement, s’élève actuellement l’église  Santa Maria de l’ara Cœli. Il faut se souvenir également que, si cet atelier était dans les dépendances d’un temple de Junon, c’est aussi parce que cette divinité incarnait une déesse de l’abondance (la racine indo-européenne *Iun- désigne également la génisse, symbole de prospérité).

Moins drôle, pour transporter cette « monnaie », les Romains usaient d’une sorte de panier en osier appelé fiscus, qui servait à l’origine pour le pressage du raisin et des olives, avant que l’administration fiscale n’y pressure le « blé ».

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