Chroniques anachroniques - Persona non grata

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Le 15 novembre dernier,  le charismatique PDG d’une grande entreprise française, jadis nationale, Carlos Ghosn, est mis aux arrêts par la justice japonaise sous le coup d’une inculpation d’abus de biens sociaux et de dissimulation de revenus (plusieurs dizaines de millions d’euros) par le terrible juge Hari Nada. La chute est d’autant plus rude pour ce puissant patron, artisan du redressement de l’entreprise, qu’il croupit, sans traitement de faveur, dans les geôles nippones. Ce renversement d’image n’est pas sans rappeler celle du grand Démosthène, inlassable pourfendeur de la puissance macédonienne en extension  et héraut de la liberté des Grecs. En effet, en 324 av. J.-C., le célèbre orateur, à la fin de sa vie, est frappé par  l’ambiguë affaire Harpale, trésorier d’Alexandre, et demandeur d’asile à Athènes.

τὸ δὲ κολάσαι τοὺς ἀδικοῦντας ὑμῖν  ἐξ Ἀρείου  πάγου. ἐὰν δὲ ἡ ψῆφος μὴ ἀκόλουθος γένηται τοῖς νόμοις καὶ τοῖς δικαίοις, τοῦτο δή, ὦ ἄνδρες δικασταί, παρ᾽ ὑμῖν ἔσται καταλελειμμένον. διόπερ δεῖ πάντας ὑμᾶς τὴν σωτηρίαν τῆς πόλεως καὶ τὴν ἄλλην ⟦τὴν⟧ εὐδαιμονίαν τὴν ὑπάρχουσαν ὑμῖν ἐν τῇ χώρᾳ καὶ κοινῇ πᾶσι καὶ ἰδίᾳ ἑνὶ ἑκάστῳ, καὶ εἰς τοὺς τάφους τοὺς τῶν προγόνων, τιμωρήσασθαι τοὺς ἀδικοῦντας ὑπὲρ ἁπάσης τῆς πόλεως, καὶ μήτε λόγου παράκλησιν  τοὺς εἰληφότας δῶρα κατὰ τῆς πατρίδος καὶ τῶν νόμων: μηδὲ τοῖς δακρύοις τοῖς Ἁγνωνίδου προσέχετε τὸν νοῦν, ἐκεῖνο λογιζόμενοι, ὅτι ἀτυχήσαντι μὲν  οὗτος δ᾽ ἂν κλαίων οὐ δίκαια ποιήσειεν, ὥσπερ καὶ οἱ λῃσταὶ οἱ ἐπὶ τοῦ τροχοῦ κλαίοντες, ἐξὸν αὐτοῖς μὴ ἐμβαίνειν εἰς τὸ πλοῖον. οὕτω καὶ Δημοσθένης τί προσῆκον κλαιήσει, ἐξὸν αὐτῷ μὴ λαμβάνειν ...

À mon avis, que tu aies pris l’or d’Harpale, les juges en trouvent un indice suffisant dans la condamnation prononcée contre toi par l’Aréopage, à qui tu t’en étais remis [toi-même. Mais les raisons qui t’ont amené] à le prendre, et, [de plus,] les accusations [auxquelles tu as par là exposé notre] cité, [voilà, en produisant les preuves de tes honteuses prévarications, ce que je veux, comme je te l’ai dit, mettre maintenant en lumière.]

Quand, juges, Harpale fut arrivé en Attique, et qu’en même temps les envoyés de Philoxène, qui réclamaient son extradition, eurent été introduits devant [le peuple], à ce moment Démosthène, [montant à la tribune, s’étendit] en un long discours. Il n’était, disait-il, ni honorable pour notre cité de [livrer] Harpale aux émissaires de Philoxène, ni convenable de laisser, [à cause de lui,] le peuple fournir aucun grief aux réclamations d’Alexandre ; le plus sûr, pour Athènes, était de prendre en garde à la fois le trésor et l’homme, et de faire monter sur l’Acropole tout l’argent avec lequel Harpale avait débarqué en Attique ; l’opération aurait lieu le lendemain ; mais, sur le champ, Harpale déclarerait la valeur de son avoir : non pas que Démosthène, semble-t-il, tînt à être renseigné sur l’importance de ce chiffre, mais il voulait savoir sur quelles sommes il devait percevoir sa rémunération personnelle.

Hypéride, Contre Démosthène, 8-9 Texte établi et traduit par G. Colin, Paris, Les Belles Lettres, 1946

Au printemps 324, quittant Babylone, désertant Alexandre, Harpale demande asile aux Athéniens, avec sa flotte de 20 navires, un millier de mercenaires et un trésor de 5000 talents (une somme !). Athènes se divise sur l’opportunité de cet accueil. Démosthène s’y oppose dans un premier temps en faisant voter un décret, avant de, curieusement, avec d’autres orateurs, accepter la venue du trésorier d’Alexandre. Néanmoins, Démosthène se montre prudent, puisqu’il fait emprisonner Harpale et placer le trésor sur l’Acropole même. Alexandre envoie des émissaires pour réclamer et l’homme et les biens. L’embarrassant, Harpale, avec des complicités, s’enfuit, mais des 700 talents prétendument déposés à l’Acropole, la moitié avait disparu, d’où le soupçon que cette évasion n’était pas sans rapport avec cet argent évaporé, qui avait dû servir à acheter des complicités. Pourquoi soupçonner Démosthène ? Il passait pour sensible à l’argent, et l’accusation de vénalité avait souvent été portée contre lui par ses adversaires. En outre, la fuite providentielle d’Harpale apparaissait comme la meilleure solution au double danger qu’il avait soulevés dans son discours, selon Hypéride, s’attirer les foudres du Macédonien et apparaître comme inhumain en livrant un homme, citoyen athénien de surcroît, qui s’était tourné vers Athènes. Une enquête fut diligentée par l’Aréopage qui mit Démosthène au nombre des suspects (il n’appartenait plus au camp des anti-macédoniens, ni au parti de la guerre à outrance, mené par Hypéride). Son procès s’inscrivait certainement dans le cadre de ces règlements propres aux luttes politiques de l’Athènes du IVe s. J.-C. Quoi qu’il en soit, Il fut condamné par le tribunal de l’Héliée en 323 et, parmi les accusés, écopa de la peine la plus lourde, une amende de 50 talents. Ne pouvant s’en acquitter, il fut emprisonné.  D’aucun dirait : il n’y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne, ou version moderne, du fauteuil en cuir au futon en paille !

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