Chroniques anachroniques - Coquillages et crustacés

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Les plages de l’été sont les lieux de toutes les tentations : les corps se dénudent sous le soleil et ressemblent qui à un homard ou une écrevisse, une sirène ou un bigorneau. Malgré cela, Éros est à l’œuvre et l’Amour est aveugle. La grande déesse de la beauté et de l’amour elle-même naquit dans ces circonstances, mais d’une façon bien surprenante. Le vieil Hésiode nous en retrace la genèse.

ὣς φάτο: γήθησεν δὲ μέγα φρεσὶ Γαῖα πελώρη:

εἷσε δέ μιν κρύψασα λόχῳ: ἐνέθηκε δὲ χερσὶν

175ἅρπην καρχαρόδοντα: δόλον δ᾽ ὑπεθήκατο πάντα.

ἦλθε δὲ νύκτ᾽ ἐπάγων μέγας Οὐρανός, ἀμφὶ δὲ Γαίῃ

ἱμείρων φιλότητος ἐπέσχετο καί ῥ᾽ ἐτανύσθη

πάντη: ὃ δ᾽ ἐκ λοχέοιο πάις ὠρέξατο χειρὶ

σκαιῇ, δεξιτερῇ δὲ πελώριον ἔλλαβεν ἅρπην

180μακρὴν καρχαρόδοντα, φίλου δ᾽ ἀπὸ μήδεα πατρὸς

ἐσσυμένως ἤμησε, πάλιν δ᾽ ἔρριψε φέρεσθαι

ἐξοπίσω: τὰ μὲν οὔ τι ἐτώσια ἔκφυγε χειρός:

ὅσσαι γὰρ ῥαθάμιγγες ἀπέσσυθεν αἱματόεσσαι,

πάσας δέξατο Γαῖα: περιπλομένων δ᾽ ἐνιαυτῶν

185γείνατ᾽ Ἐρινῦς τε κρατερὰς μεγάλους τε Γίγαντας,

τεύχεσι λαμπομένους, δολίχ᾽ ἔγχεα χερσὶν ἔχοντας,

Νύμφας θ᾽ ἃς Μελίας καλέουσ᾽ ἐπ᾽ ἀπείρονα γαῖαν.

μήδεα δ᾽ ὡς τὸ πρῶτον ἀποτμήξας ἀδάμαντι

κάββαλ᾽ ἀπ᾽ ἠπείροιο πολυκλύστῳ ἐνὶ πόντῳ,

190ὣς φέρετ᾽ ἂμ πέλαγος πουλὺν χρόνον, ἀμφὶ δὲ λευκὸς

ἀφρὸς ἀπ᾽ ἀθανάτου χροὸς ὤρνυτο: τῷ δ᾽ ἔνι κούρη

ἐθρέφθη: πρῶτον δὲ Κυθήροισιν ζαθέοισιν

ἔπλητ᾽, ἔνθεν ἔπειτα περίρρυτον ἵκετο Κύπρον.

ἐκ δ᾽ ἔβη αἰδοίη καλὴ θεός, ἀμφὶ δὲ ποίη

195 ποσσὶν ὕπο ῥαδινοῖσιν ἀέξετο: τὴν δ᾽ Ἀφροδίτην

ἀφρογενέα τε θεὰν καὶ ἐυστέφανον Κυθέρειαν

κικλῄσκουσι θεοί τε καὶ ἀνέρες, οὕνεκ᾽ ἐν ἀφρῷ

θρέφθη: ἀτὰρ Κυθέρειαν, ὅτι προσέκυρσε Κυθήροις:

Κυπρογενέα δ᾽, ὅτι γέντο πολυκλύστῳ ἐνὶ Κύπρῳ:

200ἠδὲ φιλομμηδέα, ὅτι μηδέων ἐξεφαάνθη.

τῇ δ᾽ Ἔρος ὡμάρτησε καὶ Ἵμερος ἕσπετο καλὸς

γεινομένῃ τὰ πρῶτα θεῶν τ᾽ ἐς φῦλον ἰούσῃ.

ταύτην δ᾽ ἐξ ἀρχῆς τιμὴν ἔχει ἠδὲ λέλογχε

μοῖραν ἐν ἀνθρώποισι καὶ ἀθανάτοισι θεοῖσι,

205 παρθενίους τ᾽ ὀάρους μειδήματά τ᾽ ἐξαπάτας τε

τέρψιν τε γλυκερὴν φιλότητά τε μειλιχίην τε.

Il dit, et l’énorme Terre en son cœur sentit grande joie. Elle le cacha, le plaça en embuscade, puis lui mit dans les mains la grande serpe aux dents aiguës et lui enseigna tout le piège. Et le grand Ciel vint, amenant la nuit ; et, enveloppant Terre, tout avide d’amour, le voilà qui s’approche et s’épand en tout sens. Mais le fils, de son poste, étendit la main gauche, tandis que, de la droite, il saisissait l’énorme, la longue serpe aux dents aiguës ; et, brusquement, il faucha les bourses de son père, pour le jeter ensuite, au hasard, derrière lui. Ce ne fut pas pourtant un vain débris qui lors s’enfuit de sa main. Des éclaboussures sanglantes en avaient jailli ; Terre les reçut toutes, et, avec le cours des années, elle en fit naître les puissantes Érinyes, et les grands Géants aux armes étincelantes, qui tiennent en leurs mains de longues javelines, et les Nymphes aussi qu’on nomme Méliennes, sur la terre infinie. Quant aux bourses, à peine les eut-il tranchées avec l’acier et jetées de la terre dans la mer au flux sans repos, qu’elles furent emportées au large, longtemps ; et, tout autour, une blanche écume sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma, qui toucha d’abord à Cythère la divine, d’où elle fut ensuite à Chypre qu’entourent les flots ; et c’est là que prit terre la belle et vénérable déesse qui faisait autour d’elle, sous ses pieds légers, croître le gazon et que les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite, pour s’être formée d’une écume, ou encore Cythérée, pour avoir abordé à Cythère. Amour et le beau Désir, sans tarder, lui firent cortège, dès qu’elle fut née et se fut mise en route vers les dieux. Et, du premier jour, son privilège à elle, le lot qui est le sien, aussi bien parmi les hommes que parmi les Immortels, ce sont les babils de fillettes, les sourires, les piperies ; c’est le plaisir suave, la tendresse et la douceur.

              Hésiode, Théogonie, v173-206, Texte établi et traduit par P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1928

Dans le panthéon grec, cette célèbre déesse appartient aux divinités primordiales (c’est la tata de Zeus !), ce qui correspond à sa fonction de fécondité universelle ainsi qu’aux circonstances sauvages de sa naissance. En effet, dans la scène primitive de l’émasculation d’Ouranos, Terre reçoit les éclaboussures sanglantes et au fil du temps produit les Érinyes, Les Géants et les Nymphes Méliennes. Le sperme d’Ouranos, porté par un autre principal mâle (pontos), donne forme à Aphrodite. Cette version est différente de celle que l’on trouve dans Homère (Iliade, V, v370), où Aphrodite est fille de Zeus et de Dionè. Quoi qu’il en soit, la rencontre de cette double fécondité ouranienne et marine, cette naissance sublime du sein des flots, a inspiré tant de représentations figurées, associant cette figure de l’amour à la mer. Il est remarquable qu’Aphrodite ne naît pas d’une union amoureuse, mais de la castration du père Ouranos pendant son union avec Terre, ce qui constitue un lourd passé pour la future déesse de l’amour, d’où son ambivalence (v205). Dans ce cadre maritime viennent s’insérer le symbolisme des coquillages et toute une tradition qui les associe au mythe d’Aphrodite dans le monde méditerranéen. Les Grecs associaient la coquille marine à l’organe génital féminin, et la naissance d’Aphrodite est emblématique d’une telle association. L’étymologie populaire inaugurée par Hésiode lie le nom d’Aphrodite à celui de l’écume (aphros). Une hypothèse apparente le deuxième élément de son nom à Detis, divinité pré hellénique de la mer. Il semblerait que le premier élément porterait une idée d’éclosion, encore perceptible dans le mois Aprilis. Aux bords des flots, donc, ne vous fermez pas comme une huître si vous voulez trouver la perle rare !

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