Chroniques anachroniques – Héroïdes présidentielles

Texte :

Les aventures amoureuses du pouvoir ont toujours défrayé la chronique : la nôtre en subira  la règle aussi. Après les maîtresses royales ou impériales, après les frasques fatales de Félix Faure, nos présidents de la Ve République perpétuent notre tradition nationale, tout dernièrement encore. Nous n’aborderons pas ici les manifestations motorisées de ces relations, camionnette du laitier, yacht de milliardaire ou scooter matinal. Mais c’est la parution récente, plusieurs décennies après, des lettres d’amours clandestines envoyées par un président de la République, François Mitterrand, à Anne Pingeot, qui nous a ramenés à notre Antiquité, dans leur sensibilité personnelle, et plus particulièrement aux lettres, fictives, qu’Ovide prête à des notoriétés légendaires.

Le poème suivant, extrait de la quinzième Héroïde, met en scène le langage amoureux de la célèbre poétesse Sappho pour l’homme qu’elle aime.

Tu mihi cura, Phaon ; te somnia nostra reducunt,
Somnia formoso candidiora die.
Illic te inuenio, quamquam regionibus absis ;
Sed non longa satis gaudia somnus habet.
Saepe tuos nostra ceruice onerare lacertos,
Saepe tuae uideor supposuisse meos.
Oscula cognosco, quae tu committere linguae

Aptaque consueras accipere, apta dare.
Blandior interdum, uerisque simillima uerba 
Eloquor et uigilant sensibus ora meis.
Vlteriora pudet narrare, sed omnia fiunt,
Et iuuat, et siccae non licet esse mihi.
At cum se Titan ostendit et omnia secum,
Tam cito me somnos destituisse queror.
Antra nemusque peto, tamquam nemus antraque prosint ;
Conscia deliciis illa fuere meis.
Huc mentis inops, ut quam furialis Enyo

Attigit, in collo crine iacente, feror.
Antra uident oculi scabro pendentia topho,
Quae mihi Mygdonii marmoris instar erant.
Inuenio siluam, quae saepe cubilia nobis
Praebuit et multa texit opaca coma.
At non inuenio dominum siluaeque meumque :
Vile solum locus est ; dos erat ille loci.
Agnoui pressas noti mihi caespitis herbas ;
de nostro curuum pondere gramen erat.
incubui tetigique locum qua parte fuisti ;

Grata prius lacrimas combibit herba meas

C’est toi mon souci, Phaon, toi que ramènent mes songes, songes plus éclatants qu’un beau jour. Là je te retrouve, quoique absent de nos contrées. Mais le sommeil n’a pas de joies assez longues. Souvent, il me paraît que j’appuie ma tête sur tes bras, souvent que les miens supportent la tienne. Je reconnais les baisers dont ta langue était messagère et que tu avais coutume de recevoir savamment, de donner savamment. Quelquefois je te caresse et je profère des mots tout semblables à la réalité et ma bouche veille pour exprimer ce que je sens. Ce qui s’ensuit, j’ai honte à le conter ; mais tout s’accomplit et cela m’est doux et je ne puis rester aride. Mais lorsque Titan se montre et toutes choses avec lui, je me plains d’être si vite frustrée du sommeil. Je gagne les grottes et les bois, comme si grottes et bois pouvaient me servir : ils furent témoins de mes voluptés. Là, privée de raison, comme une possédée de la féroce Ényo, j’erre, les cheveux épars sur le cou. Mes yeux voient, hérissées de tuf rocailleux, les grottes, qui furent pour moi pareilles au marbre de Mygdonie. Je trouve la forêt qui souvent nous offrit un lit et nous couvrit, ombreuse, d’une abondante frondaison. Mais je ne trouve plus le seigneur de la forêt et de moi-même ; le lieu est un sol grossier ; le prix de ce lieu, c’était lui. J’ai reconnu les herbes du gazon connu de moi : les pousses étaient encore courbées de notre poids. Je m’y suis étendue et j’ai touché l’endroit où fut ta place ; l’herbe, naguère amicale, a bu mes larmes.

Ovide, Héroïdes, XV, v123-150, texte établi par H. Bornecque, traduit par M. Prévost et revu par D. Porte

Tardivement publiées elles aussi (en 8 apr. J.-C.), les Héroïdes regroupent 21 lettres de femmes et d’hommes attribuées à des personnages célèbres de la légende et de l’histoire (cette lettre précisément). Bien que ces lettres s’apparentent à des exercices d’école, elles sont empruntes de justesse psychologique, d’une véritable rhétorique et poétique du sentiment qui en font des explosions émotionnelles. L’absence de l’aimé(e), accentuée par la forme épistolaire et le mètre élégiaque, confère à ces déclarations d’amour un caractère générique. Ovide y reprend, à bon escient, les traductions physiques du sentiment dont la Grecque Sappho, 600 ans avant lui, fut l’initiatrice (voir la célèbre description du désir fragment 31). Si les Romains ne manifestaient pas la même pudeur que nous, Ovide montre aussi à quel point l’érotisme de l’écriture peut sublimer la passion. Le jeu de présence, absence entre  destinateur et destinataire s’est inversé, voire redoublé entre les Héroïdes ovidiennes et présidentielles.

C.L. et Ph. G.

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