Bavaricus – Urbs antiqua fuit

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Urbs antiqua fuit – une journée sous le soleil de Carthage

Bavaricus, notre correspondant allemand, se rend cette semaine sur le site de Carthage.

À côté du chemin, des palmiers se dressent contre le soleil dans un ciel tout bleu comme si la nature voulait se moquer des pieds tronqués des colonnes et leurs chapiteaux tombés, se moquer des témoins architecturaux d’une civilisation humaine perdue, qui se trouvent dispersés partout sur le terrain du site archéologique des Termes d’Antonin. Je suis à Carthage. Ville de Didon, devenue la pire ennemie de Rome suite au passage d’Énée, puis cité du vengeur Hannibal, dévastée, reconstruite et intégrée dans leur empire par les Romains.

Le grand parc est vide ; ce samedi midi d’août je suis le seul touriste à visiter les bains qui doivent leur nom à l’empereur de l’époque, Antonin le Pieux (reg. 138-161, précédé par Hadrien et suivi par Marc Aurèle). Après une demi-heure seulement je rencontre un couple de jeunes français, debout devant une grande maquette qui essaie de faire percevoir les anciennes dimensions du complexe : les toits de ses bâtiments en plastique, fondus sous la chaleur du soleil tunisien, reposent sur de larges arcs et de grandes colonnes. Trois d’entres elles avaient été redressées dans les bains au milieu du frigidarium. Faites de granite clair et de marbre, elles se découpent dans l’air vibrant de chaleur.

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Quelques minutes après, je me retrouve déjà directement devant elles : d’en bas elles paraissent encore plus hautes et imposantes. Étant donné qu’il ne reste que les fondations des bains, on se trouve aujourd’hui à environ deux mètres au-dessous du niveau zéro d’autrefois. Ceci permet de découvrir de très près les secrets de cette merveille architecturale et civilisatrice : on se promène au sein des salles de chauffage grâce auxquelles on réglait à l’époque la température des différents bassins et l’on déambule à l’intérieur des canaux qui jadis nourrissaient les thermes d’eaux fraîches amenées par l’aqueduc de Zaghouan.

Souffrant de la canicule insupportable de la journée, je me prends à espérer que les canaux taris apportent à nouveau cette eau à laquelle je pourrais me rafraîchir, abrité du soleil par la grande voûte d’arêtes qui couvrait jadis la salle du frigidarium. Malheureusement ce n’est pas possible, puisque le palais du Président de la République se trouve juste à côté du parc archéologique. Il n’est même plus possible – pour des raisons de sécurité – de se baigner dans la mer à quelques dizaines de mètres du site, et à laquelle on pouvait accéder à l’époque antique par quatre grands escaliers.

Avant de quitter cet endroit fascinant, je décide de m’acheter quelques cartes postales. Une belle femme dans le magasin du musée m’accueille avec un grand sourire qu’elle conserve jusqu’à ce que, regardant un livre sur le site de Carthage, je mentionne mon étonnement par rapport au manque de touristes. Tout d’un coup, elle perd son sourire et répond avec une pointe d’amertume et un soupçon de frustration dans la voix : « Vous n’avez pas entendu parler de Sousse?! Ces malades n’ont pas seulement tué des gens mais également tout un secteur économique. Le tourisme en Tunisie est mort ! Autrefois, il était impossible de trouver un moment de calme pour apprécier tranquillement le site. Aujourd’hui, il y a tellement peu de monde que l’on s’ennuie. »

Le propriétaire du petit bazar devant le site archéologique ajoute peu après : « Vous savez, je ne suis pas riche et je ne cherche pas particulièrement à le devenir. Je ne gagne pas d’argent, je gagne des amis... Mais cette semaine, comme toute cette année, je n’ai gagné ni l’un ni l’autre. J’ai appelé quelques vieux amis pour leur demander quand ils viendront. Ils m’ont tous répondu : peut-être l’année prochaine... » Le vieux commerçant m’adresse alors un soupire témoignant de son désespoir et en me donne gratuitement une bouteille d’eau avant de me laisser repartir dans la lumière du grand jour.

Ses mots m’accompagnent sur mon chemin, qui longe une allée majestueuse de dattiers. En marchant, je me demande si Énée, arrivant à Carthage, prit la même route. Et quand, après 300 mètres environ, je tourne à droite pour entrer dans une autre partie du parc archéologique, je me sens pour un court moment comme lui, au moment où, arpentant cette colline il regarde autour de lui, et aperçoit un chantier impressionnant : la ville neuve des Carthaginois.

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Ils gravissent la colline qui de sa hauteur domine la ville et dont le sommet regarde en face la citadelle. Énée admire cet ensemble, simple douar naguère ; il admire les portes, l’animation et le dallage des rues. Les Tyriens travaillent avec ardeur : les uns prolongent des murailles, bâtissent la citadelle, roulent à force de bras des pierres sur les pentes ; d’autres choisissent un lieu pour leur maison et l’entourent d’un sillon ; ils se donnent des lois, des magistrats, un sénat vénérable. Ici les uns creusent des ports, ici pour les théâtres d’autres mettent en place de profondes assises, ils taillent à même le rocher des colonnes gigantesques, hautes décorations des scènes futures.

(Virgile, Énéide, I, 419-419, trad. J. Perret, coll. "CUF")

À la vue des restes des villas romaines sur le terrain, un sentiment d’admiration s’empare de moi, la même que celle que ressentait Énée quand il regardait les merveilles de la capitale punique. Celle-ci, dans la description de Virgile, prend des allures de Rome.

Comme Énée, je vois des bâtiments incomplets : mais ceux que je vois moi ne sont pas inachevés – non, ils ont écroulés. Pourtant, la plus grande différence ce jour là, c’est avant tout l’ambiance qui règne sur le site : au bruit qui, à l’époque, était produit par les gens travaillant sur le chantier, et qui rendait la cité vivante, se substitue dorénavant le fracas des cigales, témoins de la solitude dont souffre également le parc archéologique.

Les premières personnes que je vois sur ce site, ce sont deux soldats qui, le fusil au côté, se sont retirés sous le feuillage ombreux d’un olivier : des symboles de guerre et de paix réunis par le hasard ou bien par la cruauté apaisante de Sol Invictus.

Je décide de prendre cela pour un bon signe et avance sur le pavé romain qui à l’époque non seulement rendait la cité accessible mais la reliait aux quatre coins de l’empire.

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La prochaine personne qui croise mon chemin est un vieil homme appuyé sur une canne. Il m’invite à entrer dans une petite cave dans la colline. Le vieux m’explique que les mosaïques qui remplissent la cave attendent ici d’être restaurées. Tout d’un coup, il s’arrête, il sort de son kaftan une petite enveloppe, prend ma main et y laisse tomber quelques pièces de monnaie antiques. Les petits bronzes montrent des scènes de guerre et des têtes d’empereurs. À voix basse, le vieillard essaie alors de me persuader de lui en acheter. Ayant déjà fait des mauvaises expériences dans la médina de Tunis où un commerçant, grâce à sa nature obligeante, m’avait fait dépenser une somme énorme pour des huiles parfumés ne valant même pas un dixième du prix payé, je commence à me sentir mal à l’aise et m’enfuis dans la lumière splendide du jour qui, pour la première fois aujourd’hui, ne m’apparaît plus comme une torture mais plutôt comme un salut.

Je monte ensuite encore un peu vers le sommet de la colline et parviens à une reconstruction d’une villa romaine.

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Son emplacement est impressionnant : depuis la terrasse la vue dégagée donne sur la mer et la côte où, marqué par une centaine de drapeaux tunisiens, se trouve le palais du président ; en tournant on aperçoit une mosquée gigantesque, la Mosquée Mâlik ibn Anas (inauguré en 2003 par Zine el-Abidine Ben Ali), qui trône sur le point le plus haut de la colline et qui domine tout le site archéologique. À côté de l’état des bâtiments antiques en ruine, la majesté de ces deux édifices – l’un relevant du pouvoir quasi-immortel du président, l’autre témoignant de la toute-puissance de Dieu – invite à des interprétations : mais à chacun ce qu’il veut en tirer...

La villa elle-même pourtant n’est pas moins intéressante : au sol de la partie qui est protégée par la colonnade de l’atrium se trouvent encore des belles mosaïques représentant des animaux différents. Parmi eux, un animal apparaît beaucoup plus souvent que les autres : le paon. Et voilà enfin un exemple modeste et subtil de la majesté de la culture romaine. Car le paon, n’est-il pas l’animal préféré de Junon, la reine des dieux ? Et Virgile ne nous apprend-il pas déjà au début de son Éneide que

jadis, il y avait une ville – des colons tyriens l’habitèrent –, Carthage, en face de l’Italie, au loin, et des bouches du Tibre, opulente, intraitable en son ardeur guerrière. Junon la chérissait, dit-on, plus que toute autre sur la terre, plus encore que Samos ; là furent ses armes, là son char ; en faire la reine des nations, si les destins s’y prêtaient, la déesse dès cette heure y travaille et s’y passionne.

(Virgile, Énéide, I, 12-18, trad. J. Perret, coll. "CUF")

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Apparemment l’artiste et son mécène s’amusaient beaucoup à l’idée de placer Junon, à travers la représentation de son oiseau préféré, au sein d’une maison romaine qui se trouve dans Carthage, l’ancienne ville ennemie de Rome, détruite par cette dernière en 146 av. J.-C. lors de la troisième guerre punique.

Souriant toujours devant le caractère ironique de cette découverte, je quitte cette partie du parc pour visiter la dernière étape de mon programme du jour. À quelques mètres des villas romaines, sculpté dans la roche de la colline, se situe le théâtre antique de Carthage. Afin de protéger le bâtiment des tremblements de terre les architectes l’avaient fondé sur un complexe système de caves. Cela l’a effectivement longtemps épargné d’une destruction naturelle mais n’a pas pu empêcher qu’au Ve siècle le théâtre fût complètement détruit par la main humaine, celle des Vandales. Et ce n’est qu’au XIXe siècle que le théâtre fut plus ou moins réaménagé dans son état original pour y jouer des pièces en vers. Aujourd’hui, en regardant du haut des grandes marches qui entourent l’orchestre et la scène, et qui servent de gradins pour le public, j’ai du mal à m’imaginer qu’à ce même endroit, les grands classiques de la littérature théâtrale ainsi que d’autres pièces poétiques et des discours philosophiques furent représentés sans aucune de nos technologies modernes. Je m’en étonne d’autant plus que j’aperçois les immenses haut-parleurs et les grands projecteurs dont des artistes célèbres comme Charles Aznavour, Louis Armstrong, Ray Charles, Alpha Blondy, Joe Cocker ou très récemment Charlie Winston, Ben l’Oncle Soul et Indila se sont servis pour les spectacles qu’ils ont donnés lors du Festival International de Carthage. Ce dernier, qui a lieu tous les ans en été depuis 1964, jouit d’une énorme popularité parmi les Tunisiens et décrit, mieux que tout autre événement, non seulement l’importance de l’héritage antique pour l’économie tunisienne mais aussi le rôle que jouent les sites antiques dans la conscience nationale des Tunisiens.

C’est aussi dans ce sens que je comprends les paroles de mon chauffeur de taxi qui à mon retour de Carthage, spontanément et en citant les paroles du Coran, s’empresse de me rassurer qu’Allah ne voulait pas toute la violence commise en son nom. « Le prophète interdit le meurtre des innocents et des voyageurs, donc des touristes en particulier qui viennent pour visiter notre beau pays. Dieu ordonne qu’il faut les protéger. Si tu tues un homme innocent, c’est comme si tu tuais toute l’humanité. » Arrivé chez moi à La Marsa-Ville je suis déjà en train de descendre du taxi quand le conducteur me regarde attentivement et dit : « Lorsque tu rentreras en Allemagne, j’espère que tu raconteras ce que tu as vu en Tunisie, que tu raconteras la vérité sur ce pays. » Je confirme et sors de la voiture, ses mots résonnant toujours dans ma tête.

A.W.

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