Anthologie - La lettre à Ménécée

16 février 2021
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Voici la Lettre à Ménécée d'Epicure tirée de la Bibliothèque idéale des philosophes antiques de Jean-Louis Poirier. 

Que le jeune homme ne diffère point l’étude de la philosophie ; que le vieillard ne s’en lasse pas ; car il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour recourir au remède de l’âme. Prétendre qu’il n’est pas temps encore de s’adonner à la philosophie, ou qu’il est trop tard, c’est prétendre qu’il est trop tôt pour être heureux, ou qu’il n’est plus temps. Jeune ou vieux, on a également besoin de la philosophie : vieux, pour se rajeunir au bonheur par le souvenir du passé ; jeune, afin que, considérant l’avenir sans inquiétude, on jouisse à la fois des avantages de la jeunesse et de ceux de la vieillesse. Méditons donc sur les vraies sources du bonheur ; car avec lui nous possédons tout ; le bonheur absent, nous faisons tout pour l’atteindre. Conforme-toi aux principes que je t’ai souvent inculqués ; médite-les et sois bien persuadé que ce sont là les véritables sources de la félicité.

Avant tout, tu dois croire que Dieu est un être immortel et souverainement heureux, comme le proclame du reste l’opinion vulgaire. Écarte de l’idée de Dieu tout ce qui ne s’accorde ni avec l’immortalité, ni avec la félicité parfaite, et rattaches-y au contraire tout ce qui est compatible avec ces attributs ; car il existe des dieux ; la notion claire et distincte que nous en avons le prouve assez ; mais ils ne sont point tels que le conçoit la multitude, car les hommages que leur adresse le vulgaire ne s’accordent point avec l’idée qu’il s’en fait. L’homme impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la multitude, mais bien celui qui accepte sur les dieux les vaines opinions du vulgaire ; car les croyances de la foule ne sont pas des notions claires et distinctes ; ce ne sont que des suppositions sans fondement. Ils appliquent aux dieux leurs propres passions et les font à leur image ; c’est aux dieux qu’ils attribuent les biens et les maux qui arrivent aux bons et aux méchants ; en un mot, ils regardent comme incompatible avec la nature divine tout ce qui n’est pas conforme à l’humanité.

Fais-toi aussi une habitude de penser que la mort est pour nous chose indifférente ; car tout bien et tout mal consistent dans le sentiment ; et la mort est-elle autre chose que la privation du sentiment ? La ferme persuasion que la mort n’a rien qui nous concerne nous permet de jouir heureusement de cette vie mortelle. Si à cette conviction ne se joint pas l’espérance de l’immortalité, toujours est-il qu’elle nous empêche d’envisager la mort avec crainte et regret. En effet, la vie n’a plus de douleurs pour celui qui est véritablement persuadé que la mort n’est pas un mal. Il y a donc sottise à dire qu’on craint la mort, non point à cause des maux attachés à la mort elle-même, mais pour les soucis que cause son attente ; car on s’afflige à tort par la seule pensée d’une chose qui, en elle-même, n’est pas un mal. Ainsi, le plus poignant de tous les maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque quand nous existons la mort n’est pas, et quand la mort est venue, nous ne sommes plus. La mort n’intéresse donc ni les vivants, ni ceux qui ont quitté la vie ; pour les premiers elle n’est pas, et les autres ne sont plus. Le vulgaire craint la mort, parce qu’il l’envisage tantôt comme le plus grand des maux, tantôt comme la privation des jouissances de la vie. Mais le sage ne craint pas de ne plus vivre ; car il sait qu’il n’est point dans sa nature d’exister toujours, et d’un autre côté il ne regarde pas comme un mal de ne plus vivre. De même qu’on ne choisit pas la nourriture la plus abondante, mais bien la plus agréable ; de même le sage mesure le bonheur non pas au temps, mais aux jouissances qu’il procure. Quant à ceux qui proclament que la vie est un bien pour le jeune homme, et la mort un bien pour le vieillard, ils s’abusent étrangement ; non seulement parce que la vie est toujours un bien, mais aussi parce que bien vivre et bien mourir sont une seule et même chose. Il est plus absurde encore celui qui dit : Ce serait un bien de n’être pas né. Mais une fois entré dans la vie, il faut franchir au plus vite les portes des enfers […].

S’il parle sérieusement, pourquoi ne quitte-t-il pas la vie ? Rien n’est plus facile pour qui le veut fermement. Si ce n’est qu’un jeu, il a tort de plaisanter sur un sujet qui ne le comporte point.

Il faut songer aussi que l’avenir n’est pas à nous absolument, mais que cependant il nous appartient jusqu’à un certain point ; et par suite il ne faut ni y compter, comme s’il était assuré, ni en désespérer, comme s’il ne devait pas être.

Songeons aussi que nos tendances affectives sont ou naturelles, ou vaines et factices. Les tendances naturelles sont ou nécessaires, ou simplement naturelles. Parmi celles qui sont nécessaires, les unes le sont au bonheur, les autres au bon état du corps, d’autres à la conservation de la vie. Une théorie fidèle et vraie de ces tendances ramène tout ce que nous devons rechercher et éviter à un but unique, la santé du corps et la tranquillité de l’âme.

En effet, notre but en toutes choses est d’échapper à la douleur et à l’inquiétude. Ce but atteint, toute agitation de l’âme cesse à l’instant ; car l’animal n’a plus aucun besoin qui le pousse à aller en avant et à chercher autre chose, du moment où il possède dans leur plénitude les biens de l’âme et du corps. Nous sentons le besoin du plaisir lorsque nous souffrons de son absence ; mais du moment où il n’y a pas souffrance, le besoin ne se fait pas sentir. C’est pour cela que nous faisons du plaisir le principe et la fin de la félicité : c’est le premier bien que nous connaissions, un bien inhérent à notre nature ; il est le principe de toutes nos déterminations, de nos désirs et de nos aversions, c’est vers lui que nous aspirons sans cesse, et en toutes choses le sentiment est la règle qui nous sert à mesurer le bien. Du reste, par cela même que le plaisir est le premier des biens, le bien inné, nous ne nous attachons pas indifféremment à toute espèce de plaisirs ; il en est beaucoup que nous laissons de côté, lorsque le mal qui en est la suite l’emporte sur le plaisir lui-même.

Beaucoup de souffrances aussi nous semblent préférables à la volupté, lorsque ces souffrances, longtemps supportées, sont compensées et au-delà par le plaisir qui en résulte. Tout plaisir donc, considéré en lui-même et dans sa nature intime, est un bien ; mais tous ne doivent pas être également recherchés. De même aussi toute souffrance est un mal ; mais toutes ne sont pas de nature à être évitées. En un mot, il faut examiner, peser les avantages et les inconvénients, avant de se prononcer sur la valeur des plaisirs et des peines ; car un bien peut devenir pour nous un mal, dans certaines circonstances, et réciproquement un mal peut devenir un bien.

La frugalité est un grand bien ; non pas qu’il faille toujours la mettre en pratique, mais il est bon de s’accoutumer à se contenter de peu pour n’être pas pris au dépourvu quand cela deviendra nécessaire. Il faut se bien persuader qu’on jouit d’autant mieux de l’abondance des biens, qu’on s’est moins habitué à les regarder comme indispensables. Sachons aussi que tout ce qui est bien dans l’ordre de la nature peut être obtenu facilement, et que les biens imaginaires sont les seuls qu’on se procure avec peine. Une nourriture simple et frugale procure autant de plaisir que des mets somptueux, lorsqu’elle sert à apaiser les douleurs de la faim. Du pain et de l’eau, assaisonnés par le besoin, sont une source infinie de plaisir. L’habitude d’une nourriture simple et sans apprêt affermit la santé et affranchit de toute inquiétude relativement aux besoins de la vie ; elle rend plus agréable la bonne chère quand l’occasion s’en présente, et met au-dessus des soucis et des atteintes de la fortune. Ainsi quand nous disons que la fin de la vie est le plaisir, nous ne parlons pas des plaisirs du débauché, comme on le suppose quelquefois, faute de nous bien comprendre, ou par pure malveillance ; par plaisir nous entendons l’absence de toute douleur pour le corps, et de toute inquiétude pour l’âme. Ce ne sont point les longs festins, le vin, les jouissances amoureuses avec les jeunes gens et les femmes ; ce n’est pas une table somptueuse, chargée de poissons et de mets de toute espèce qui procure le bonheur ; mais c’est une raison saine, capable d’approfondir les causes qui, dans chaque circonstance, doivent déterminer notre choix et notre aversion, capable enfin d’écarter les vaines opinions, source des plus grandes agitations de l’âme. Le principe de tous ces avantages, le plus grand de tous les biens, est la prudence. Elle est supérieure même à la philosophie ; car d’elle seule dérivent toutes les autres vertus qui nous apprennent qu’il n’y a point de bonheur sans prudence, point d’honnêteté, ni de justice sans bonheur. Les vertus sont inhérentes au bonheur, et le bonheur, de son côté, en est inséparable. En effet, où trouver sur la terre une félicité supérieure à celle de l’homme vertueux ? Il a sur les dieux des idées pures, et envisage la mort sans inquiétude ; il sait que la fin de la nature, telle que nous la découvre la raison, c’est-à-dire le bonheur parfait, est sous notre main et facile à atteindre ; que les maux sont ou peu durables ou peu cuisants. Il ne croit point à cette inflexible nécessité que l’on a érigée en maîtresse absolue de toutes choses ; mais il la ramène soit à la fortune, soit à notre propre volonté ; car la nécessité est immuable ; la fortune, au contraire, est changeante ; notre volonté est libre, et cette liberté constitue pour nous la responsabilité qui nous fait encourir le blâme et l’éloge. Mieux vaudrait en effet accepter les fables accréditées sur le gouvernement des dieux que se soumettre en esclave à cette terrible fatalité des physiciens : dans le premier cas du moins on peut espérer fléchir les dieux en les honorant ; mais la nécessité est sourde aux prières.

L’homme vertueux se garde d’imiter le vulgaire qui met la fortune au rang des dieux, car la divinité ne fait rien au hasard ; il ne la considère pas cependant comme une cause dont il ne faille tenir aucun compte ; il sait que si ce n’est pas elle qui procure aux hommes le bien et le mal, desquels résultent le bonheur ou le malheur de la vie, du moins c’est elle qui fait naître les causes des grands événements, heureux ou malheureux. Il sait enfin qu’il vaut mieux être trahi par la fortune en consultant la raison, qu’agir au hasard ; car, après tout, la réflexion dans les affaires est le meilleur moyen de ranger la fortune de son côté et de se la rendre favorable.

Garde ces principes et les autres du même genre ; médite-les nuit et jour, seul ou avec un ami qui te ressemble ; et jamais, ni dans le sommeil, ni dans la veille, tu n’éprouveras le moindre trouble. Tu vivras, semblable à un dieu ; au milieu des hommes, car l’homme qui vit entouré de biens immortels ne ressemble en rien à un être mortel.

Lettre à Ménécée