Anthologie - La jeune fille et la mort

24 avril 2018
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Grec d'Alexandrie venu à Rome, Claudien est à juste titre considéré comme le dernier grand poète païen de la Rome antique: de 395 à 404, il a chanté la Rome théodosienne :}qu'il croyait éternelle. Les poèmes politiques et de circonstance, témoignages capitaux pour l'histoire de cette période, seront publiés dans les tomes Il à IV. Mais Claudien a  écrit aussi la dernière épopée mythologique de l'Antiquité latine, Le Rapt de Proserpine L'enlèvement de Perséphone (Coré, Proserpine) par Hadès (Pluton) et sa recherche éperdue par sa mère Déméter (Cérès) est un des plus grands mythes de l'Antiquité (le thème est traité déjà dans l'Hymne homérique à Déméter (VIIe siècle av. I.-C.). Belle histoire, s'il en fut, que celle de cette pure jeune fille qui s'est laissé séduire par la beauté :les fleurs et deviendra un jour la Reine des Enfers. Claudien donne une lecture cosmique du mythe.
 

Les premiers rayons d’un jour pur n’ont pas encore frappé,
Les flots ioniens : un feu tressaille au tremblement de l’onde ;
Des flammes jouent çà et là sur l’azur.
Et déjà Proserpine, d’un coeur hardi – la tromperie de Dioné
Lui fait oublier sa mère fidèle –, gagne les humides bocages :
Ainsi l’ont ordonné les Parques ! Trois fois, annonce prophétique,
La porte a grincé sur ses gonds ; trois fois l’Etna, qui sait
Le destin, poussa une plainte, avec d’horribles grondements.
Pourtant, aucun prodige, aucun présage ne peut la retenir :
D’un même pas, ses trois soeurs l’accompagnent.
Mise en joie par sa ruse et complice d’un si grand voeu,
Vénus s’avance la première. Son coeur songe au rapt à venir :
Elle est prête à fléchir le rigide chaos, à soumettre Pluton
Et mener les mânes esclaves dans un triomphe grandiose.
L’aiguille d’Idalie a partagé sa chevelure
Qui ondule en boucles distinctes ; une agrafe de pierreries,
Qui a fait suer son mari, attache son manteau de pourpre.
Derrière elle s’élancent la blanche reine du Lycée parrhasien
Et celle dont la lance garde les citadelles de Pandion,
Toutes deux vierges : l’une, âpre aux funestes combats ;
Et l’autre redoutable aux fauves. Sur son casque de feu,
Tritonia porte ciselé un Typhon dont le buste a péri, mais dont
Le bas du corps s’anime : à moitié mort, à moitié survivant ;
Sa haste au fer terrible se dresse au milieu des nuages,
Telle un tronc d’arbre ; et seul le cou strident
De la Gorgone est voilé par un pan de son brillant manteau.
Mais Trivia a un air doux, bien des traits de son frère :

On croirait les joues de Phébus, le regard de Phébus ;
Le sexe seul les différenciait. Ses bras nus resplendissent ;
À la brise légère elle avait jeté çà et là
Ses cheveux indociles. Son arc est détendu :
Le nerf prend du repos ; ses flèches pendent sur son dos.
Sa robe gortynienne à double ceinture se fronce,
Tombe jusqu’aux genoux, dans le mouvement du tissu, voici Délos
La mouvante, entraînée par la mer dorée qui l’entoure.
Au milieu d’elles, la fille de Cérès, maintenant gloire de sa mère
Et bientôt sa douleur, marche d’un pas égal sur le gazon.
Inférieure ni par la taille ni par la majesté, elle pourrait passer
Ou pour Pallas, avec un bouclier, ou pour Phoebé, avec des flèches.
Les plis de sa robe sont noués ensemble par un jaspe poli.
Jamais peigne ingénieux n’a obtenu de résultat
D’un art aussi parfait ; nul fil ne fut ainsi en harmonie
Avec la trame, ni n’a tracé des images si vraies.
On voyait naître le Soleil avec la semence d’Hypérion,
La lune également, mais avec des traits différents :
Les guides de l’aurore et de la nuit. Téthys offre un berceau
Et console sur sa poitrine les enfants haletants :
Les nourrissons vermeils font rayonner son sein d’azur.
De son bras droit, elle porte Titan sans force,
À l’éclat encor faible et sans son grand panache aux vigoureux
rayons : il est représenté plus doux, en son tout premier âge,
et crache en vagissant des flammes bien légères.
À gauche la soeur boit les libations de son sein de cristal,
Et un petit croissant marque ses tempes.
Ainsi éclatait sa parure.
Elle s’avance, accompagnée par des naïades
Qui de chaque côté l’escortent de leur troupe alliée :
Celles qui, ô Crinise, peuplent tes sources, le Pantagias

Qui coule des rochers, et le Géla, qui donna son nom à la ville ;
Et celles que nourrissent la paresseuse Camérine aux eaux
marécageuses, les liqueurs d’Aréthuse ou Alphée l’étranger ;
Au-dessus de toute la troupe domine Cyané.
Ainsi bondit le bel escadron d’Amazones, qui dépose ses peltes
Quand Hippolyte la virile, ayant ruiné le sol arctique,
Ramène des combats ses bataillons au teint de neige,
Qu’elles aient écrasé le Gète aux cheveux blonds ou bien brisé
Le Tanaïs glacé par la hache du Thermodon.
Ainsi en Méonie, les nymphes que nourrit l’Hermus
Apportent à Bacchus les honneurs rituels ; elles parcourent,
Ruisselant d’or, les rives de leur père ; et, joyeux en sa grotte,
Le fleuve généreux incline son urne où l’eau déborde.
L’Etna qui enfante les fleurs, d’une hauteur herbeuse,
Avait vu le groupe divin ; il appelle Zéphyre
Assis au creux d’une vallée : « Ôpère aimable du printemps,
Qui règnes toujours sur mes prés en t’y promenant à ta guise,
Dont l’haleine sans cesse humecte l’année de rosée,
Regarde la troupe des nymphes, la descendance altière du Tonnant,
Qui daigne s’amuser à travers ma campagne.
À présent viens m’aider, je t’en prie ; à présent, accepte de couvrir
De bourgeons toute branche, afin que le fertile Hybla
Me porte envie et ne nie pas la défaite de ses jardins.
Toutes les senteurs de l’encens tiré des bois de Panchaïe,
Tous les charmes lointains de l’Hydaspe odorant
Tout ce qu’au bout du monde assemble l’Oiseau au grand âge
Quand il cherche à recommencer le siècle de ses voeux,
Répands-les en mes veines. D’un souffle généreux viens réchauffer
Mes champs : rends-moi digne d’être cueilli par ces pouces divins.

Et donne aux déesses l’envie de se parer de mes guirlandes ! »
Il avait dit. Le vent secoue ses ailes, humides d’un nouveau
Nectar, et il ensemence la glèbe d’une rosée féconde ;
Là où il vole, il est suivi d’un rouge printanier. Partout le sol
Se gonfle d’herbe ; la voûte du ciel s’éclaircit.
Il imprègne la rose d’une splendeur de sang, le vaciet de noir ;
Et d’un bleu délicat il peint la violette.
Quels baudriers des Parthes, destinés à ceindre les rois,
Sont nuancés de tant de gemmes ? Quelles toisons
Sont si bien teintes par les riches écumes du chaudron assyrien ?
Elles ne sont pas telles, les ailes déployées par l’oiseau de Junon,
Ni les mille couleurs de l’arc-en-ciel changeant
Quand il couronne l’averse commençante et que la ligne courbe
De son chemin aqueux verdoie entre les nues qu’il vient de séparer.
Le lieu par sa beauté surpasse encor les fleurs : une plaine arrondie
Légèrement renflée s’élève en pente douce et finit en colline.
Des sources, jaillissant d’une roche vive poreuse,
Viennent lécher en ruisseaux vagabonds le gazon couvert de rosée.
Un bois, par la fraîcheur des branches, tempère les feux du soleil ;
En plein été, il revendique être en hiver :
Sapin apte à la mer, cornouiller commode à la guerre,
Et chêne, ami de Jupiter, cyprès pour couvrir les tombeaux,
Yeuse chargée de miel, laurier qui connaît l’avenir.
Le buis à cime épaisse ici laisse flotter ses boucles ;
Le lierre ici serpente ; le pampre ici recouvre les ormeaux.
Non loin de là s’étale un lac, nommé Pergus par les Sicanes.
Il est bordé de bois, ceinture de feuillage

Qui assombrit son onde proche ; au large il laisse pénétrer
Tous les regards des yeux, et son eau, largement ouverte,
Conduit la vue sans heurt dessous les flots limpides,
Révèle les profonds secrets de son abîme transparent.
(La troupe s’y élance, heureuse parmi les champs fleuris.)
Cythérée invite à cueillir : « Allez-y maintenant, mes soeurs,
Tandis que l’air transpire avant les rayons du matin,
Que mon étoile Lucifer humecte les champs blonds,
Sur son cheval qui répand la rosée. » À ces mots, elle cueille
Les marques de son sang. Alors le reste de la troupe a envahi
Les pâturages diaprés : on croirait voir fondre un essaim
Qui veut ravir le thym du mont Hybla, quand les rois lèvent
Leur camp de cire, et que l’armée qui fait le miel, abandonnant
Le ventre creux d’un hêtre, bourdonne autour des plantes préférées.
Les prés sont dépouillés de leur parure : aux sombres violettes
L’une mêle des lys ; l’autre est parée de tendres marjolaines.
L’une marche étoilée de roses, et l’autre blanche de troènes.
Et toi aussi, qui portes les signes des pleurs, triste hyacinthe,
Avec Narcisse, elles te fauchent : aujourd’hui floraisons
Illustres du printemps, jadis, garçons hors pair. Tu naquis, toi,
À Amyclée, et lui, l’Hélicon l’engendra ; un disque égaré te frappa,
Lui fut trompé par l’amour d’une source ; toi, le Délien te pleure
Émoussant ses rayons, et lui, Céphise, en brisant ses roseaux.
Plus que tout autre, l’unique espoir de la déesse des moissons
Bouillonne d’une ardeur avide de cueillir : tantôt elle remplit
De dépouilles agrestes ses riantes corbeilles d’osier tressé ;
Tantôt elle assemble des fleurs et se couronne, l’ignorante :

Fatal présage nuptial ! Même la maîtresse des armes
Et des trompettes détend alors à ces tâches légères
La dextre qui bouscule les puissants bataillons et qui arrache
Portes solides et remparts ; elle pose sa lance,
Et adoucit son casque avec d’inhabituelles guirlandes.
Son cimier de fer s’éjouit : l’effroi martial a disparu ;
Son aigrette à un air printanier pacifie ses éclairs.
Et quant à celle dont la meute piste à l’odeur sur le Parthénius,
Sans dédaigner ces choeurs, elle n’a voulu retenir
La liberté de ses cheveux qu’en y posant une couronne.
Or voici qu’au milieu de ces jeux virginaux
Soudain éclate un grondement ; les tours se heurtent ;
Ébranlées en leurs fondements, les cités penchent puis s’écroulent.
La cause en est cachée et seule la Paphienne a reconnu
Ce fracas ambigu ; mais sa joie est mêlée de crainte et de terreur.
Et déjà le Maître des âmes, par des détours obscurs,
Cherchait une route sous terre. Ses lourds chevaux foulaient
Encélade et ses cris : les roues déchirent ses membres monstrueux ;
La nuque écrasée, le Géant peine à porter
Et la Sicanie et Pluton ; il tente de bouger,
Trop faible, et ses serpents s’épuisent à entraver l’essieu ;
Une ornière fumante sillonne son dos sulfureux.
Comme un soldat s’avance, inaperçu, vers l’ennemi
Sans défiance, et, sous les fondations minées du camp,
Par un chemin secret franchit les murs fermés,
La troupe jaillit victorieuse dans la place surprise,
Tels les Fils de la terre : ainsi le tiers héritier de Saturne,
D’une bride incertaine cherche une traverse cachée,
Désireux de surgir dans le domaine de son frère.
Nulle porte ne s’ouvre : partout s’opposaient les rochers
Qui le bloquaient ; ils retenaient le dieu de leur assemblage serré.

Livre II, 1 sqq.