Anthologie - Catulle chante Ariane et Thésée

26 novembre 2019
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Voici un extrait de la Bibliothèque mythologique idéale de Laure de Chantal et Jean-Louis Poirier :

Ce voile, où sont brodées les figures des hommes des anciens temps, retrace les hauts faits des héros avec art merveilleux. Tandis que du rivage de Dia aux vagues retentissantes, en portant au loin ses regards, elle aperçoit Thésée qui s’enfuit avec son vaisseau rapide, Ariane, le cœur plein de fureurs indomptées, ne peut encore se persuader qu’elle voit ce qu’elle voit ; car, à peine éveillée d’un sommeil trompeur, l’infortunée découvre qu’elle est abandonnée sur une plage solitaire. Cependant, sans songer à elle, le jeune héros qui fuit frappe les eaux de ses rames, livrant ses vaines promesses au vent de la tempête. De loin, au milieu des algues, la fille de Minos, les yeux tristes semblable à la statue de pierre d’une bacchante, le suit du regard, hélas ! du regard et flotte sur une mer de soucis ; plus de bandeau dont le fin tissu retienne sa blonde chevelure, plus de voile léger qui couvre sa poitrine mise à nu ; plus d’écharpe délicate qui emprisonne sa gorge blanche comme le lait ; tous ces ornements ont glissé de tout son corps ; épars aux pieds de la jeune femme, ils servaient de jouets aux vagues de la mer. Mais elle n’a plus aucun souci de son bandeau, ni de son voile qui flotte ; c’est à toi, Thésée, que s’attachaient, dans son égarement, tout son cœur, toute son âme, tout son esprit. Ah ! la malheureuse, que la déesse de l’Éryx a mise hors d’elle-même, par des douleurs relâche, semant, en ce temps-là, des soucis épineux dans son cœur, depuis le jour où le fier Thésée, ayant quitté la côte sinueuse du Pirée, aborda au palais du tyran de Gortyne ! On raconte en effet que jadis, forcée par une peste cruelle à expier le meurtre d’Androgéon, la ville de Cécrops eut coutume de donner l’élite de ses jeunes hommes et, avec eux, la fleur de ses vierges en pâture au Minotaure. Voyant son étroite enceinte désolée par ces maux, Thésée décida de se sacrifier lui-même pour sa chère Athènes plutôt que de laisser la ville de Cécrops envoyer en Crète ces convois de « morts non morts » et ainsi, monté sur son léger navire, que poussait une douce brise, il arriva chez le fier Minos, dans sa demeure superbe. Il attira sur lui les regards avides de la vierge royale, que son chaste petit lit, dégageant de suaves odeurs, voyait grandir sous les tendres embrassements de sa mère, tels les myrtes qui puisent la vie dans les eaux de l’Eurotas, ou les fleurs aux mille couleurs que fait éclore la brise printanière ; elle n’avait pas encore détaché de lui ses regards ardents que déjà la flamme l’avait pénétrée tout entière et que toutes les moelles de son corps en étaient embrasées jusqu’au fond. Ô toi qui hélas ! d’un cœur sans douceur agites tes fureurs pour le malheur des hommes, Amour, divin enfant qui mêles à leurs joies tant de peines, et toi, déesse qui règnes sur Golges et sur l’ombreuse Idalie, de quelles tempêtes s’agitait le cœur enflammé de cette vierge, quand l’étranger à la blonde chevelure lui arrachait tant de soupirs ! Que de craintes ont accablé son âme languissante ! Que de fois elle est devenue plus pâle que l’or aux brillants reflets, lorsque, brûlant de combattre le monstre farouche, Thésée allait chercher la mort ou une glorieuse victoire ! Pourtant ce ne fut pas en vain ni à des dieux hostiles qu’elle promit ses offrandes et que, les lèvres closes, elle adressa ses vœux. Comme, au sommet du Taurus, un chêne agitant ses bras, ou un pin aux fruits coniques et à l’écorce suante, tordus par le souffle indomptable d’un ouragan, sont jetés à terre (l’arbre arraché avec ses racines tombe bien loin, la tête en avant, brisant aux alentours tous les obstacles) ; ainsi, dompté, le corps du monstre farouche fut abattu par Thésée, tandis qu’il frappait vainement de ses cornes les vents impalpables. Puis, sain et sauf, couvert de gloire, le héros revint en arrière, dirigeant ses pas errants à l’aide d’un fil léger qui lui permit de sortir des détours du labyrinthe sans s’égarer d’une erreur invisible. Mais pourquoi m’écarterais-je du premier sujet de mes vers, pourquoi dirais-je dans un plus long récit comment, fuyant le visage de son père, les embrassements de sa sœur, enfin ceux de sa pauvre mère, dont cette fille passionnément chérie faisait la joie, Ariane préféra à tant de biens les douceurs de l’amour de Thésée, comment un navire la transporta jusqu’aux rivages écumeux de Dia, comment encore, tandis que le sommeil avait fermé ses yeux, son ingrat époux l’abandonna et prit la fuite. Souvent, dit-on, agitée d’une ardente fureur, elle poussait du fond de sa poitrine des cris aigus ; tantôt elle gravissait désolée, les monts escarpés d’où sa vue pouvait s’étendre sur les flots de la mer immense ; tantôt elle courait au-devant des ondes frémissantes, relevant son souple vêtement sur sa jambe nue ; telles furent les dernières plaintes qu’elle exhala dans sa douleur avec des sanglots glacés, le visage baigné de larmes : « Ainsi tu ne m’as emmenée loin des autels de mes pères que pour n’abandonner sur une plage déserte, perfide, perfide Thésée ! Ainsi tu fuis, sans craindre la puissance des dieux, ingrat, et tu emportes à ton foyer ton parjure maudit ! Rien n’a donc pu fléchir ton cruel dessein ? II n’y avait donc pas en toi assez de générosité pour que ton cœur sans douceur consentît à me prendre en pitié ? Ce n’est pas là ce que tu me faisais espérer dans mon malheur, mais une joyeuse union et un hymen qui comblerait mes vœux ; autant de vaines paroles que les vents dissipent qu’autrefois m’avait promis ta voix caressante, dans les airs. Et maintenant, qu’aucune femme n’ajoute foi aux serments d’un homme ; qu’aucune n’espère tendre de la bouche d’un homme des propos dignes de foi ; tant que le désir d’obtenir quelque faveur leur brûle le cœur, ne craignent aucun serment, ils n’épargnent aucune promesse ; mais aussitôt qu’ils ont rassasié leur passion avide, ils ne craignent plus l’effet de leurs paroles, ils n’ont plus souci de leurs parjures. Moi, quand le tourbillon de la mort t’enveloppait, je t’en ai arraché et j’ai mieux aimé causer la perte de mon frère que de te manquer, traître, à l’instant suprême ; en récompense, je serai livrée aux animaux sauvages et aux oiseaux comme proie bonne à déchirer et nul ne jettera de la terre sur ma dépouille pour m’en faire un tombeau. Quelle lionne t’a enfanté sous une roche solitaire, quelle mer t’a conçu et rejeté de ses ondes écumantes, quelle Syrte, quelle Scylla rapace, quelle Charybde insatiable, toi qui paies de ce prix la douceur de vivre ? Si ton cœur répugnait à notre union une parce que tu redoutais l’autorité inhumaine d’un père des anciens temps, tu aurais pu du moins me conduire dans votre demeure ; j’aurais été heureuse de t’y rendre par mon travail les services d’une esclave, de délasser tes pieds blancs dans une eau limpide ou d’étendre sur ta couche un tissu de pourpre. Mais à quoi bon fatiguer de mes plaintes, dans l’égarement de ma douleur, la brise ignorante, qui, privée de sens, ne peut ni entendre les paroles qui m’échappent, ni me répondre ? Lui, il a presque gagné déjà la pleine mer et pas un être humain n’apparaît au milieu des algues désertes. Ainsi la fortune trop cruelle, pour finir, dans ses insultes, m’a refusé même des oreilles ouvertes à mes gémissements. Ô Jupiter tout-puissant, plût au ciel que dès le début les navires de la ville de Cécrops n’eussent jamais atteint les rivages de Gnose, que jamais, apportant l’abominable tribut au taureau indompté, un matelot perfide n’eût fixé en Crète son amarre, que jamais ce misérable, dissimulant sous tant d’attraits ses cruels desseins, ne fût venu chercher dans notre demeure le repos et l’hospitalité ! Où me réfugier ? Quelle espérance me soutient dans ma détresse ? Retournerai-je vers les monts de l’Ida, quand, hélas ! Avec l’immensité de l’abîme les eaux d’une mer redoutable m’en séparent ? Pourrais-je compter sur le secours de mon père, quand je l’ai abandonné la première pour suivre un jeune homme inondé du sang de mon frère ? Pourrais-je trouver ma consolation dans l’amour d’un époux fidèle, quand il fuit, courbant sur le gouffre ses rames flexibles ? Et puis, sur ce rivage pas un toit ; une île solitaire ; pas une issue ouverte sur les flots de la mer qui l’environne ; aucun moyen de fuir, aucun espoir ; tout se tait, tout est désert, tout me présage le trépas. Cependant la mort n’éteindra pas mes yeux et mon corps épuisé ne perdra point tout sentiment sans que j’aie demandé aux dieux le juste châtiment de celui qui m’a trahie, et invoqué, à ma dernière heure, la protection des cieux. Vous donc qui poursuivez de peines vengeresses les crimes des hommes, Euménides, dont le front, couronné d’une chevelure de serpents révèle les colères qui s’exhalent de votre sein, ici, ici ! accourez, écoutez les plaintes que dans mon malheur, hélas ! je suis forcée de pousser, du plus profond des moelles de mon corps, en femme dénuée de tout, enflammée, égarée par une fureur aveugle. Si elles sortent véritables du fond de mon cœur, ne permettez donc pas que mon deuil reste sans vengeance ; mais puisque Thésée a poussé l’oubli jusqu’à m’abandonner dans cette solitude, que, par un oubli semblable, ô déesses, il fasse tomber le malheur sur lui et les siens ! »
À peine Ariane eut-elle laissé échapper ces mots de son cœur désolé, réclamant avec désespoir le châtiment du forfait, que celui qui règne sur les dieux du ciel consentit de sa puissance invincible ; ce geste fit trembler la terre et les mers soulevées et le firmament secoua les astres étincelants. Alors Thésée, l’esprit envahi par d’aveugles ténèbres, laissa fuir de son cœur oublieux les ordres qu’il avait jusque-là retenus fidèlement et, négligeant de hisser les doux signaux pour son père alarmé, il ne lui montra pas qu’il revoyait sain et sauf le port d’Érechthée. Car on dit qu’autrefois quand il confia aux  vents son fils quittant avec sa flotte les murs de la déesse, Égée, en embrassant le jeune homme, lui donna cet ordre :
« Ô mon fils, mon unique fils, toi qui m’es plus cher que ma longue vie, toi que je suis obligé de lancer au milieu de tant de périls, quand tu venais de m’être rendu, au terme extrême de ma vieillesse, puisque ma fortune et ton bouillant courage t’arrachent à moi, contre mon gré, sans que j’aie encore pu rassasier mes yeux affaiblis de la chère figure de mon fils, ce sera sans plaisir ni joie que je te verrai partir et je ne te laisserai pas emporter avec toi les signes d’une heureuse fortune ; mais d’abord je donnerai un libre cours à mes plaintes et je souillerai mes cheveux blancs en y répandant de la terre et de la poussière, puis je suspendrai à ton mât voyageur des toiles de couleur, afin que la rouille sombre de la voile hibérique dise mon deuil et les brûlants soucis de mon âme. Si la déesse qui habite la ville sainte d’Itone et qui protège notre race et la terre d’Érechthée, te permet d’arroser ta main du sang du taureau, oh ! alors aie soin que mes ordres, conservés dans ta mémoire, restent vivants et ne laisse pas le temps les effacer : dès que tes yeux reverront nos collines, je veux que tes vergues dépouillent de toutes parts leur vêtement funèbre et que des cordages tordus hissent des voiles blanches, afin qu’aussitôt en les apercevant j’aie le plaisir de reconnaître ce signal de joie quand sera venu l’heureux moment de ton retour. »
Ces ordres, d’abord retenus fidèlement par Thésée, s’enfuirent de sa mémoire, comme des nuages, chassés par le souffle des vents, fuient la cime aérienne d’une montagne neigeuse. Son père alors, du haut de la citadelle, interrogeait l’horizon, usant par des larmes sans fin ses yeux anxieux ; à peine eut-il aperçu les toiles de la voilure gonflée qu’il se précipita du sommet des rochers, croyant qu’un cruel destin lui avait ravi Thésée. Ainsi, en pénétrant sous le toit de la demeure remplie de deuil par la mort de son père, Thésée triomphant ressentit une affliction égale à celle que son cœur oublieux avait causée à la fille de Minos. Cependant celleci, suivant de ses yeux désolés la carène qui s’éloignait, roulait dans son âme blessée mille pensées douloureuses. Mais d’un autre côté Iacchus florissant volait avec son thiase de Satyres et avec les Silènes, enfants de Nysa ; il te cherchait, Ariane, enflammé d’amour pour toi… … (Les Ménades) agiles, possédées d’un délire furieux, criaient çà et là, criant évohé ! évohé ! et secouant la tête. Les unes agitaient la pointe de leur thyrse couverte de feuillage, les autres brandissaient les membres d’un taureau mis en pièces ; d’autres ceignaient leur taille de serpents enlacés ; d’autres célébraient les mystères cachés au creux des cistes, ces mystères dont les oreilles des profanes cherchent vainement à connaître le secret ; d’autres frappaient les tambourins de leurs paumes levées ou tiraient du bronze arrondi des tintements aigus ; beaucoup soufflaient dans des cornes, d’où s’exhalaient de rauques mugissements, et la flûte barbare sifflait son chant porteur de frisson.
Telles étaient les figures magnifiques qui décoraient l’étoffe dont les plis enveloppaient de tous côtés la couche nuptiale.

Poésies, 64