Anthologie – La superstition dans l'Antiquité

10 novembre 2015
Texte :

Théophraste, Caractères, 16, texte établi et traduit par O. Navarre, CUF.

La superstition est, à ce qu'il semble, un sentiment de crainte à l'égard de la puissance divine. Et voici quelle sorte d'homme est le plus superstitieux. Le jour de la fête des Choès, s'étant purifié les mains et aspergé d'eau lustrale, il sort du temple avec une branche d'olivier dans la bouche et se promène toute la journée en cet état. Qu'une belette ait traversé la route : il ne bouge plus, avant d'avoir vu passer une autre personne ou d'avoir lancé trois cailloux par-dessus le chemin qu'a suivi l'animal. A-t-il aperçu dans sa maison un serpent : si c'est un serpent joufflu, il invoque Sabazios ; si c'est un serpent sacré, il élève immédiatement à l'endoit même un hêrôon. Quand il passe devant ces pierres ointes que l'on voit dans les carrefours, il y verse toute l'huile de sa fiole et ne s'éloigne qu'après les avoir adorées à genoux. Un de ses sacs à farine a-t-il été rongé par une souris : il s'adresse à l'exégète, pour savoir que faire ; et, si l'exégète répond d'y faire mettre une pièce par le corroyeur, il ne se rend pas à cet avis et va en le quittant offrir un sacrifice expiatoire. Il est homme à faire sans cesse purifier sa maison, prétendant qu'elle est hantée par Hécate. S'il a entendu sur son chemin le cri d'une chouette, il s'émeut et ne poursuit sa marche qu'après avoir prononcé la formule : "Athéna est plus forte !" Il évite de marcher sur une tombe, d'approcher d'un mort ou d'une femme en couches : il tient beaucoup, dit-il, à ne pas se charger d'une souillure. Tous les quatrième et vingt-quatrième jours du mois, après avoir donné ordre à ses gens de préparer du vin chaud, il sort pour acheter des branches de myrte, du l'encens, des gâteaux sacrés, puis, une fois rentré chez lui, passe tout le jour à couronner les images d'Hermaphrodite. Lorsqu'il a fait un rêve, il se rend chez les interprètes des songes, chez les devins, chez les augures, pour apprendre d'eux quel dieu ou quelle déesse il doit invoquer. Chaque mois, pour renouveler son initiation, il va trouver les prêtres orphiques, en compagnie de sa femme (ou, si elle n'est pas libre, de la nourrice) et de ses enfants. Il est de ces gens qu'on voit, sur le bord de la mer, se livrer minutieusement à des ablutions. Aperçoit-il quelqu'un de ces hommes porteurs d'une couronne d'ail qu'on rencontre dans les carrefours : il rentre chez lui, s'inonde de la tête aux pieds, fait venir les prêtresses et leur demande de le purifier avec un oignon marin ou avec le cadavre d'un jeune chien, portés en cercle autour de lui. À la vue d'un aliéné ou d'un épileptique, il est pris de frisson et crache dans le pli de son vêtement.

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Cicéron, De la divination, LXXII, traduit et commenté par G. Freyburger et J. Scheid, préface de A. Maalouf, coll. La Roue à Livres, 1992.

La superstition, répandue dans toutes les races humaines, a exercé sur presque tous les esprits une action déprimante et notre faiblesse lui a laissé prendre de l'empire. Je l'ai dit dans les livres que j'ai composés sur la nature des dieux et c'est aussi ce que j'ai voulu établir dans la présente discussion. Je crois, en effet, que j'aurai fait beaucoup pour moi-même et pour mes concitoyens si je supprime radicalement la superstition. Et tant s'en faut - je tiens à le faire bien comprendre - qu'en supprimant la superstition, j'abolisse la religion. Il est d'un sage de veiller sur les institutions établies par nos ancêtres en maintenant le culte et les cérémonies religieuses, et la beauté du monde, l'ordre qui règne parmi les corps célestes nous obligent à reconnaître l'existence d'un être suprême et éternel auquel les hommes doivent admiration et respect. C'est pourquoi autant il faut répandre la religion qui s'allie avec la connaissance scientifique de la nature, autant il importe d'extirper les racines de la superstition. Elle est menaçante et pressante, prête à prendre avantage sur toi de quel côté que tu te tournes, que tu entendes parler un prophète délirant ou prononcer un mot pouvant être pris pour un présage, que tu immoles une victime ou aperçoives un oiseau, que tu voies un Chaldéen ou un haruspice, qu'un éclair brille, qu'il tonne, qu'un objet quelconque soit frappé de la foudre, qu'une naissance monstrueuse ou quelque autre fait qualifié de prodige vienne à se produire et, comme nécessairement des occurrences de cette sorte ne peuvent manquer d'être assez fréquentes, tu n'auras jamais l'esprit en repos.

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Plutarque, De la superstition, 168 a-c, in Oeuvres morales, tome II : traités 10-14, texte établi et traduit par J. Defradas, J. Hani et R. Klaerr, CUF, 1985.

Considérons l'athée et le superstitieux, premièrement dans les revers, et voyons d'abord quelles sont les dispositions de l'athée. S'il est d'un caractère modéré, il supporte en silence ce qui lui arrive de fâcheux, et reçoit facilement les consolations qui se présentent. Est-il naturellement emporté, souffre-t-il impatiemment son malheur, vous l'entendrez éclater en murmures contre la fortune, s'écrier que rien n'arrive selon l'ordre et la justice, que tout est entraîné par le hasard dans une confusion universelle.

Il en est tout autrement du superstitieux : lui arrive-t-il le plus léger accident, il reste immobile sans pourvoir à rien, et par la douleur qu'il en ressent, il élève, pour ainsi dire, sur cet événement tout ordinaire, un édifice de peines et de tourments, bien plus fâcheux que le mal même qui en est l'occasion. Il se forge des craintes imaginaires, des frayeurs, des troubles, des soupçons. Il s'abandonne aux gémissements et aux larmes. Il n'accuse ni les hommes, ni la fortune, ni les conjectures, ni lui-même; il ne s'en prend qu'à Dieu. C'est, selon lui, de cette source unique que découlent tous ses maux. Il ne se plaint pas d'être malheureux, mais d'être en butte à la haine des dieux et à leur juste vengeance.

Si l'athée tombe malade, il en cherche la cause dans les excès qu'il a pu commettre par intempérance, dans les travaux dont il a été surchargé, dans les vicissitudes des saisons qu'il a éprouvées. A-t-il essuyé quelque désastre dans le gouvernement, quelque disgrâce de la part du peuple ; a-t-il été calomnié auprès de son prince ; il examine si lui-même ou quelques uns des siens n'y ont pas donné occasion. Il se demande :

Qu'ai-fait? quel devoir ai-je pu négliger?

Le superstitieux regarde les maladies, la perte des biens, la mort de ses enfants, les mauvais succès, les refus qu'il essuie dans l'administration publique, comme autant de traits de la vengeance divine. Aussi n'ose-t-il ni corriger les événements, ni détourner son malheur ou y remédier, de peur de se révolter contre les dieux et de s'opposer au châtiment qu'ils lui infligent. Est-il malade, il ferme la porte au médecin. Est-il dans le chagrin, il repousse le philosophe qui vient le consoler. Laissez, dit-il, laissez souffrir un malheureux, un impie, objet fatal de la colère des dieux.