Anthologie – Homère, Iliade, Chant XXIII

10 octobre 2016
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Homère, Iliade, Chant XXIII, texte établi et traduit par P. Mazon, avec la collaboration de P. Chantraine, P. Collart et R. Langumier (CUF).

Troyens et Achéens se font la guerre depuis dix ans, pourtant, de part et d'autre du champ de bataille les combattants ennemis sont unis par le chagrin des deuils qui s'amoncellent. Tandis que les Troyens pleurent leur héros le plus valeureux, Hector, Achille, le meilleur des Achéens, pleure la perte de son jeune ami Patrocle.

C’est ainsi qu’on sanglote à Troie. Les Achéens cependant, sitôt de retour à leurs nefs et à l’Hellespont, rompent les rangs ; chacun regagne sa nef. Mais aux Myrmidons Achille interdit de rompre et de partir ; il dit à ses belliqueux compagnons :

« Myrmidons aux prompts coursiers, mes gentils compagnons, ne détachons pas des chars tout de suite nos chevaux aux sabots massifs, mais, avec chevaux et chars, approchons, et pleurons Patrocle, puisque c’est là l’hommage dû aux morts. Quand nous aurons joui de nos tristes sanglots, nous détacherons les chevaux et nous souperons tous ici. »

Il dit, et tous, à l’unisson, se mettent à gémir, Achille donnant le signal. Trois fois autour du cadavre, ils poussent leurs chevaux aux belles crinières en se lamentant ; Thétis en eux fait naître le désir des sanglots. Le sable du rivage, les armures guerrières sont trempés de leurs larmes ; ils pleurent un tel maître de déroute ! Et le fils de Pélée entonne une longue plainte, en posant ses mains meurtrières sur le sein de son ami :

« Je te salue, Patrocle, même au fond de l’Hadès ! Tout ce que naguère je t’avais promis, à l’instant je vais l’accomplir : traîner ici Hector et donner ses chairs crues à déchirer aux chiens ; puis trancher la gorge, devant ton bûcher, à douze brillants fils de Troie, dans le courroux qui me tient de ta mort. »

Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux. Près du lit où repose le fils de Ménœtios, il l’étend, face au sol, dans la poussière. Tous les autres dépouillent alors leurs armes de bronze éclatantes, détellent leurs coursiers hennissants, enfin s’assoient près de la nef de l’Éacide aux pieds rapides. Ils sont là des milliers. Achille, pour les funérailles, leur offre un festin délectable. Force taureaux blancs meuglent autour du fer qui entre dans leur gorge, force brebis aussi et chèvres bêlantes ; force porcs aux dents blanches, débordantes de graisse, grillent, étendus au milieu du feu d’Héphæstos ; et leur sang, puisé à pleines coupes, coule partout autour du mort.

Cependant les rois achéens amènent au divin Agamemnon sire Achille aux pieds rapides. Il a fallu longtemps pour le convaincre, tant son cœur est en courroux pour son compagnon. À peine sont-ils arrivés à la baraque d’Agamemnon qu’ils ordonnent aux hérauts à la voix sonore de mettre un grand trépied au feu : ils voudraient persuader le Péléide de laver le sang qui le couvre. Mais Achille fermement refuse, et il appuie son refus d’un serment :

« Non, par Zeus, le plus haut, le plus grand des dieux, il n’est pas admissible que je permette à l’eau d’approcher de mon front, avant que dans le feu j’aie déposé Patrocle et répandu sur lui la terre d’un tombeau, avant que j’aie aussi coupé ma chevelure ; car pareille souffrance n’atteindra pas mon cœur une seconde fois, tant que je resterai au nombre des vivants. Mais allons ! pour l’instant, répondons à l’appel de l’horrible repas ; puis, dès l’aube, Agamemnon, protecteur de ton peuple, fais apporter du bois et fournir au mort tout ce qu’il sied qu’il ait pour plonger dans l’ombre brumeuse. Ainsi le feu vivace va vite, dans sa flamme, le ravir à nos yeux, et nos gens pourront alors retourner à leur besogne. »

Il dit, et tous, avec entrain, d’entendre et d’obéir. Vivement, dans chaque groupe, on prépare le repas, on se met à table, et le cœur n’a pas à se plaindre d’un repas où tous ont leur part. Puis, quand ils ont chassé la soif et l’appétit, désireux de dormir, chacun rentre dans sa baraque. Seul, le Péléide, étendu sur la rive où bruit la mer, sanglote lourdement, au milieu de nombreux Myrmidons, dans un endroit découvert, où le flot déferle au rivage. Enfin le sommeil le prend, donnant congé aux soucis de son cœur, épandant sa douceur sur lui : il a tant peiné dans ses membres illustres, quand il poussait Hector vers Ilion battue des vents ! Et voici que vient à lui l’âme du malheureux Patrocle, en tout pareille au héros pour la taille, les beaux yeux, la voix, et son corps est vêtu des mêmes vêtements. Il se dresse au-dessus de son front, et il dit à Achille :

« Tu dors, et moi, tu m’as oublié, Achille ! Tu avais souci du vivant, tu n’as nul souci du mort. Ensevelis-moi au plus vite, afin que je passe les portes d’Hadès. Des âmes sont là, qui m’écartent, m’éloignent, ombres de défunts. Elles m’interdisent de franchir le fleuve et de les rejoindre, et je suis là, à errer vainement à travers la demeure d’Hadès aux larges portes. Va, donne-moi ta main, je te le demande en pleurant. Je ne sortirai plus désormais de l’Hadès, quand vous m’aurez donné ma part de feu. Nous ne tiendrons plus conseil tous les deux, vivants, assis loin des nôtres : l’odieux trépas m’a englouti. Aussi bien était-ce mon lot dès le jour où je suis né. Et ton destin, à toi-même, Achille pareil aux dieux, n’est-il donc pas aussi de périr sous les murs des Troyens opulents ? — Mais j’ai encore quelque chose à te dire, à te recommander : m’écouteras-tu ? Ne place pas mes cendres loin des tiennes, Achille ; mets-les ensemble au contraire : nous avons ensemble grandi dans votre maison, quand, tout jeune encore, Ménœtios m’amena chez vous d’Oponte, à la suite d’un homicide déplorable, le jour où j’avais tué le fils d’Amphidamas, pauvre sot ! sans le vouloir, en colère pour des osselets. Pélée, le bon meneur de chars, alors me reçut chez lui, m’éleva avec de grands soins, et me nomma ton écuyer. Tout de même, qu’un seul cercueil enferme nos cendres à tous deux : l’urne d’or que t’a donnée ta digne mère ! »

Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :

« Pourquoi, dis-moi, tête chérie, es-tu donc venu ici ? Et pourquoi tant d’injonctions ? Va, sois-en sûr, je te veux obéir et faire tout comme tu le demandes. Mais viens plus près de moi : qu’un instant au moins, aux bras l’un de l’autre, nous jouissions de nos tristes sanglots ! »

Il dit et tend les bras, mais sans rien saisir : l’âme, comme une vapeur, est partie sous terre, dans un petit cri. Achille, surpris, d’un bond, est debout. Il frappe ses mains l’une contre l’autre et dit ces mots pitoyables :

« Ah ! point de doute, un je ne sais quoi vit encore chez Hadès, une âme, une ombre, mais où n’habite plus l’esprit. Toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenue devant moi, se lamentant, se désolant, multipliant les injonctions. Elle lui ressemblait prodigieusement. »

Il dit, et il fait chez tous naître le désir des sanglots. Quand apparaît l’Aurore aux doigts de rose, ils sont encore là, à se lamenter autour du mort pitoyable. Mais voici que le roi Agamemnon donne l’ordre qu’hommes et mules, de toutes les baraques, aillent chercher du bois. Un preux est chargé d’y veiller, Mérion, l’écuyer du courtois Idoménée. Ils partent, ayant en main cognées de bûcheron et cordes bien tressées. Les mules marchent devant. Et ils vont sans cesse montant, descendant, longeant, zigzaguant. Mais à peine arrivés aux flancs de l’Ida aux sources sans nombre, vite ils s’empressent d’abattre, avec le bronze au long tranchant, des chênes hauts et feuillus, qui tombent à grand fracas. Les Achéens alors les fendent et les lient derrière leurs mules. Celles-ci, de leurs pieds, dévorent l’espace ; elles aspirent à la plaine à travers les halliers touffus. Et tous les coupeurs de bois portent aussi des rondins — ainsi l’ordonne Mérion, l’écuyer du courtois Idoménée — et ils les jettent côte à côte sur le rivage, à l’endroit où Achille médite un grand tombeau pour Patrocle et lui-même.

Puis, lorsqu’ils ont étalé en tous sens une masse énorme de bois, ils s’assoient là, tous ensemble, et attendent. Mais, brusquement, Achille à ses Myrmidons belliqueux donne ordre de ceindre le bronze et d’atteler, tous, leurs chevaux et leurs chars. Ils se lèvent, revêtent leurs armes et montent, tous, sur les chars, combattants comme cochers. Les chars vont devant ; derrière marche une nuée de gens de pied ; ils sont innombrables. Au milieu, Patrocle est porté par les siens. Le cadavre se vêt tout entier des cheveux coupés sur leurs fronts qu’ils s’en viennent jeter sur lui. Derrière, vient le divin Achille, soutenant la tête du mort, désolé : il mène chez Hadès un ami sans reproche !

Arrivés à l’endroit que leur désigne Achille, ils déposent le corps ; sans tarder, ils amassent tout le bois voulu. Lors le divin Achille aux pieds infatigables a une autre pensée. Il s’écarte du bûcher ; il coupe cette blonde chevelure qu’il a nourrie, luxuriante, pour le fleuve Sperchios. Puis, irrité, il dit, en regardant la mer aux teintes lie de vin :

« Sperchios, c’est donc en vain que mon père Pélée aura fait le vœu que, si je revenais un jour là-bas, dans ma patrie, je couperais pour toi ma chevelure et t’offrirais une sainte hécatombe, en t’immolant cinquante boucs, sur place, dans tes eaux mêmes, là où sont ton sanctuaire et ton autel odorant. Tel était le vœu du vieillard ; mais tu n’as pas accompli son désir. Et puisqu’en fait je ne dois plus revoir les rives de ma patrie, eh bien ! c’est au héros Patrocle que je veux offrir ici ma chevelure à emporter. »

Il dit et dépose ses cheveux dans les mains de son ami, et chez tous il fait naître le désir des sanglots. Ils fussent restés là, à gémir encore, au moment où se couchent les feux du soleil, si Achille n’était soudain allé à Agamemnon pour lui dire :

« Atride, c’est à ta voix avant toute autre que doit obéir l’armée argienne. Sans doute il est permis de se gaver de plaintes ; mais, pour toi, à cette heure, disperse les hommes loin de ce bûcher et donne ordre qu’on prépare le repas. Pour ce qui suit, c’est nous qui y pourvoirons, nous pour qui le mort est plus que pour d’autres un sujet de deuil. Que les chefs seuls demeurent avec nous. »

À peine a-t-il ouï ces mots qu’Agamemnon, protecteur de son peuple, sans retard, disperse les hommes à travers les bonnes nefs. Les intimes, seuls, restent là ; ils entassent le bois et bâtissent un bûcher qui mesure cent pieds dans un sens et dans l’autre. Au sommet du bûcher ils déposent le mort, le cœur désolé. Maints gros moutons, maints bœufs cornus à démarche torse sont, par eux, devant le bûcher, dépouillés et parés. À tous le magnanime Achille prend de leur graisse, pour en couvrir le mort de la tête aux pieds ; puis, tout autour, il entasse les corps dépouillés. Il place là aussi des jarres, toutes pleines de miel et d’huile, qu’il appuie au lit funèbre. Avec de grands gémissements, prestement, sur le bûcher, il jette quatre cavales altières. Sire Patrocle avait neuf chiens familiers : il coupe la gorge à deux et les jette sur le bûcher. Il fait de même pour douze nobles fils des Troyens magnanimes, qu’il massacre avec le bronze — son cœur ne songe qu’à des œuvres de mort ! Il déchaîne enfin l’élan implacable du feu, pour que du tout il fasse sa pâture. Et il sanglote, il appelle son ami :

« Je te salue, Patrocle, même au fond de l’Hadès ! Tout ce que naguère je t’avais promis, à l’instant je vais accomplir. Ce sont douze braves fils des Troyens magnanimes que le feu dévore, tous, ici avec toi. Pour Hector le Priamide, ce n’est pas à la flamme que je le veux donner à dévorer, c’est aux chiens. »

Ainsi dit-il, menaçant. Autour d’Hector cependant les chiens ne s’affairent pas. La fille de Zeus, Aphrodite, nuit et jour, de lui les écarte. Elle l’oint d’une huile divine, fleurant la rose, de peur qu’Achille lui arrache toute la peau en le traînant. Pour lui, Phœbos Apollon amène du ciel sur la plaine une nuée sombre et dérobe aux yeux tout l’espace qu’occupe le corps : il ne veut pas que l’ardeur du soleil lui dessèche trop vite la peau autour des tendons et des membres.

Mais le bûcher où gît le corps de Patrocle ne s’enflamme pas. Le divin Achille aux pieds infatigables alors a une autre pensée. Il s’écarte du bûcher et adresse un vœu à deux vents, Borée et Zéphyr ; il leur promet de splendides offrandes ; il multiplie les libations avec une coupe d’or ; il les supplie de venir, afin que les morts soient le plus tôt possible consumés par le feu, et que d’abord le bois se mette à s’enflammer. Et, vite, Iris, entendant ses prières, va porter le message aux vents. Ils sont tous réunis chez l’orageux Zéphyr autour d’un banquet. Iris, courante, s’arrête sur le seuil de pierre. Dès que leurs yeux la voient, tous vivement se lèvent, l’invitant à s’asseoir chacun près de lui. Mais elle décline l’offre de s’asseoir et leur dit :

« Ce n’est pas le moment de m’asseoir ; je repars et m’en vais aux bords de l’Océan dans le pays des Éthiopiens. Ils sont en train d’offrir des hécatombes aux Immortels, et je veux, moi aussi, prendre part au festin sacré. Mais Achille supplie Borée et le bruyant Zéphyr ; il vous promet de splendides offrandes, si vous venez exciter la flamme du bûcher sur lequel gît Patrocle, pleuré de tous les Achéens. »

Elle dit et s’en va. Eux, se lèvent dans un fracas prodigieux, bousculant devant eux les nuées. Vite, les voilà soufflant sur la mer, et le flot se soulève sous leur souffle sonore. Ils atteignent la Troade fertile, ils s’abattent sur le bûcher, et, soudain, un feu prodigieux terriblement crépite. Toute la nuit, ensemble, de leur bruyante haleine, ils fouettent le feu du bûcher, et, toute la nuit, le rapide Achille, puisant le vin, dans le cratère avec une coupe à deux anses, le répand sur le sol, en inonde la terre, et va invoquant l’âme du malheureux Patrocle. Ainsi qu’un père se lamente, qui brûle les os de son fils — un nouveau marié, dont la mort désole ses pauvres parents — ainsi pleure Achille, en brûlant les os de son compagnon. Il se traîne autour du bûcher, il pousse de longs sanglots.